Woodstock : Woodstock en beauté
Société

Woodstock : Woodstock en beauté

Un million de dollars pour acheter le site, 24 000 dollars pour un billet qui n’a pas servi. Dix coups de feu tirés par des fermiers exaspérés… À l’heure – et la saison – d’un certain engouement pour les grands rassemblements musicaux pacifistes ou politisés, dans le vrai Woodstock transfiguré pour l’éternité, on se marie, on fait des pèlerinages, on commerce… Entre nostalgie, tourisme et résistance, la culture… fleurit. Balade organisée.

Woodstock, NY –

"Un peu de monnaie pour d’la bière?" demande un jeune homme de 20 ans nommé Swilly Dog, tout en grattant sa guitare sur Village Green, la place centrale gazonnée.

Cela fait des mois que Swilly survit grâce à sa débrouillardise, son charme et ses accords, se faufilant sur les trains et campant dans les bois. En ce moment, il est à Woodstock, New York, un endroit qui accueille les chanteurs errants en herbe, et ce, depuis que Bob Dylan y a échoué et composé Mr. Tambourine Man et Subterranean Homesick Blues.

Il s’agit d’un village indûment célèbre pour un festival de musique qui n’y a jamais pris place: en 1969, un demi-million de hippies ont convergé vers Bethel, à environ une heure de route, et non vers Woodstock. Un certain nombre de radicaux et de réfugiés urbains y étant restés, la ville a acquis une réputation anti-establishment. Le vocable "Woodstock" en vint à désigner plus qu’un point géographique, il symbolise depuis une époque révolue et les aspirations de toute une génération.

Aujourd’hui, des pèlerins américains, allemands et brésiliens arrivent en bus de la ville de New York; ils débarquent à Village Green et déambulent à travers les constructions typiques de planches à clin blanches converties en boutiques, restos et cafés, s’empressant d’absorber ce qui reste de l’aura woodstockienne.

Ils ne seront pas complètement déçus, grâce à des gens comme Swilly – même si lui et d’autres flâneurs de Green se plaignent parfois du prix faramineux de l’immobilier, des voitures qui roulent trop vite et du nombre de visiteurs.

"Oui, mais il y a beaucoup de gens qui comprennent que ce sont les touristes qui font rouler la place", ajoute un nommé Dragonfly (Libellule), 26 ans, originaire de Woodstock. Comme le savent trop bien nombre de villes américaines en quête de leur niche financière, l’équilibre entre les touristes et les résidants n’est pas facile à trouver, et même parfois se révèle être un piège.

Est-il vrai, comme le clament certains résidants, que le "vrai" Woodstock a disparu?

La réponse est oui et non, car pour chaque café gourmet, l’on retrouve une boutique d’artisanat hippie de la vieille, qui s’accroche à un passé empreint du tie-dye du début de l’ère du Verseau. Pour chaque Mercedes VUS et boutique de fringues chic, l’on retrouve une station wagon croulante et une galerie qui s’appelle "Love".

De toute façon, que l’esprit de Woodstock y règne encore ou non, il se passe plus de choses dans ce bourg de 6241 personnes que dans la plupart des villes dix fois plus grosses. Débarquez-y n’importe quel jour de l’année, et vous tomberez sur un festival de blues, une conférence de yoga, des visites de studios d’artistes, un "drum circle" ou une fête improvisée dans un endroit appelé "la clairière enchantée". Le slogan de la chambre de commerce est donc très juste: Woodstock, "la colonie des arts".

Fait amusant, l’inquiétude face au tourisme ravageur n’a rien de nouveau. "Woodstock est aujourd’hui en péril à cause de sa popularité", rapporte le journal The Boston Transcript. En 1924.

En fait, il y a une longue tradition de déferlement d’étrangers dans la région: au 18e siècle, les pionniers hollandais tentèrent d’en imposer aux Amérindiens de langue algonquienne d’Esopus; pendant l’ère victorienne, ce sont les fermiers, les tanneurs et les ouvriers de carrière qui se raidissaient contre les hordes de New-Yorkais arrivant par la rivière Hudson, qui venaient s’installer pour l’été.

Au tournant du vingtième siècle, certaines associations telles que la Ligue des étudiants en arts de New York (the Arts Students League of New York) et la Colonie des arts Byrdcliffe (Byrdcliffe Arts Colony) ont attiré leur première vague d’artistes "anticonformistes". Les années 1920 et 1930 furent témoins de la création de la Woodstock Artists Association (pour les artistes visuels), de la Guilde de Woodstock (pour les artisans) et de la Maverick Art Colony (pour les comédiens et les dramaturges).

"Dans cette région, il existe une longue tradition d’activité artistique dans les domaines de l’artisanat, des arts et de la musique", déclare Paula Nelson, présidente de la Woodstock School of Art, qui offre des cours dans ses studios à l’est de la ville. Dans le charmant petit parc derrière l’école, l’on retrouve des sculptures de pierre disséminées parmi les conifères, vestiges légués par des sculpteurs de passage irlandais, japonais et dominicains.

L’invasion hippie des années 70 n’a fait que cristalliser la réputation de Woodstock comme foyer d’idéalisme et de tourisme culturel. Depuis cette époque, la petite ville, qui compte trois librairies, quatre galeries de photographie et plus d’une douzaine d’autres galeries, est un véritable havre pour les artistes en tout genre. Pat Metheny, Donald Fagen de Steely Dan et Levon Helm de The Band sont quelques-uns des musiciens qui possèdent une maison tapie dans un des sept hameaux environnants; Kate Pierson, des B-52’s, y tient même une auberge rétro-kitsch nommée "l’insouciant motel de la clairière", le Lazy Meadow Motel.

Les pentes boisées des Catskills enveloppent la ville. À l’ouest du Glasco Turnpike, perché à mi-chemin sur le mont Guardian Mountain, le campus Byrdcliffe surplombe Woodstock. Une balade de dix minutes en voiture sur la route du mont Meads Mountain vous amène au sentier du mont Overlook Mountain; en une heure de marche, vous arrivez à une tour de guet d’incendie. Au large d’une ferme du 19e siècle, miroite le temple rouge et or du monastère bouddhiste tibétain Karma Triyana Dharmachakra. Une bien curieuse apparition, certes, mais c’est ça, Woodstock.

Le cœur de l’action se situe néanmoins dans la ville même; nul besoin de vous garer à même Village Green, utilisez un des stationnements périphériques si vous y allez. Chacune des quatre grandes rues – Tinker Street, Rock City Road, Tannery Brook Road et Mill Hill Road – offre un éventail d’activités. Les ventes de trottoir et marchés aux puces ont lieu tout au long de l’été. Les spectacles de rock et de folk, les soirées "open mike" et les soirées de poésie se donnent rendez-vous principalement au Colony Café et au Joyous Lake.

Les festivals, eux, sont plus ou moins récurrents, mais cette année, l’on présente: le Woodstock Fringe Festival of Theatre and Song (8 août-13 sept.), le Woodstock Guitar Festival and Fireworks (le 20 août, le 27 s’il pleut), le Woodstock Film Festival (28 sept.-2 oct.) et l’Artists Studio Tours (les 8 et 9 oct.). Le Woodstock Arts Consortium organise un festival continu des "seconds samedis", du mois de juin au mois d’octobre, durant lequel auront lieu les lectures de poésie du Woodstock Poetry Festival.

Chaque année, le Woodstock Playhouse et le Bird on a Cliff (l’oiseau sur la falaise) Theater coaniment des performances théâtrales, le groupe Maverick Concerts présente des récitals de musique classique et l’Orchestre de chambre de Woodstock se produit dans la région. L’Halloween, c’est une parade, de la cueillette de friandises au centre-ville et une grande fête de quartier. D’habitude, le 2 décembre, le Holiday Open House présente des danseurs du ventre et des mangeurs de feu. (À Woodstock, les choses peuvent changer, contactez la chambre de commerce pour confirmer les événements.)

Avec une telle tradition de défi du statu quo, la question "Woodstock est-elle morte?" perd tout son sens parce que, visiblement, elle ne l’est pas. Chacun de ses peintres et poètes poursuit sa quête des vérités universelles. Des chansons d’amour et de contestation y sont chantées par des gens comme Swilly Dog, pour les mêmes raisons immortelles. Par contre, cela vaut la peine de s’interroger sur la pertinence de l’anti-apparat des radicaux – le look échevelé, les tee-shirts tie-dye, les piercings multiples.

Prenons par exemple la parade du Memorial Day de cette année. Village Green exhibait toute une brochette de looks, aussi évidents que celui du frat boy portant une casquette de baseball: le hippie grisonnant, le tatoué néo-tribal, le post-punk saturé d’épingles à nourrice, le motard et la motarde Harley-Davidson. Quand la parade finit l’ascension du Mill Hill et déboucha sur la rue Rock City Road, c’étaient les pompiers et les musiciens de l’orchestre, en uniformes boutonnés jusqu’au cou et portant de rigides chapeaux, qui semblaient être les iconoclastes, et non la foule bariolée des bienveillants citadins.

Après un siècle de fréquentations non conformistes à Woodstock, c’est à peine si l’on peut se faire remarquer.