À force de combattre le mal, on finit par le voir partout. Même s’il n’y est pas.
C’est encore pire lorsque l’on s’attaque à quelque chose d’insidieux, de sournois, d’insaisissable. Comme le racisme, tiens.
Comment voulez-vous prouver qu’on vous a refusé un emploi, de l’avancement, un logement ou une place en garderie en raison de votre couleur, de votre accent, de votre race? Que pouvez-vous faire contre les regards de biais, la haine silencieuse, l’écrasante ignorance d’une population fortement homogène et sa crainte séculaire de l’étranger?
Que voulez-vous dire quand, dans la file au guichet automatique, la personne devant vous remarque que vous êtes d’une autre couleur, puis vérifie plus ou moins inconsciemment si son portefeuille est toujours en place dans sa poche arrière?
Rien. Sinon éduquer, ce qui demande des moyens, et surtout du temps, beaucoup de temps. Parfois même des générations.
Par ailleurs, si une compagnie archi-connue se met les pieds dans les plats en proposant un emballage de bonbons controversé que l’on perçoit comme une représentation portant atteinte à l’image des Noirs, l’occasion est trop belle, on saute donc dessus.
C’est ce qui s’est produit la semaine dernière quand une chaîne de dépanneurs s’est retrouvée au banc des accusés, victime d’un procès d’intention alors que sa seule faute avait été d’avoir manqué de jugeote.
Remarquez, je comprends bien le geste. Ce n’est pas de la paranoïa, mais un symptôme de l’impuissance à laquelle font face plusieurs groupes de défense des droits des minorités. Devant le silence des médias face aux abus du quotidien dont la banalité renvoie le plus souvent à l’anecdotique, ce qui ne fait pas du matériel à "nouvelles", ces groupes savent faire preuve d’un opportunisme qu’on peut difficilement leur reprocher. Ou à tout le moins, qu’on peut tenter de comprendre.
Ces incidents mineurs, ces conneries media friendly, ce sont des véhicules pour faire passer des messages que l’on entend trop peu souvent. Dans ce cas-ci, le rappel d’un racisme qui existe toujours, sorte de virus social dont les victimes souffrent dans un silence qu’on devine douloureux.
Le problème, dans le cas des bonbons, c’est qu’on a un peu l’impression que ces activistes aux visées tout à fait nobles prennent un tank pour écraser une fourmi. Ce qui discrédite toute l’entreprise aux yeux d’un public qu’on cherche à conscientiser, mais qui finalement se rebiffe devant l’évidente exagération qu’on fait de l’incident.
Je le répète, ce n’est pas de la paranoïa mais, en quelque sorte, une déformation professionnelle. Comme je vous le disais, à force de combattre le mal, on le voit partout. À partir du moment où vous observez la société, où vous la critiquez en la passant à travers votre lorgnette, par le filtre de vos propres valeurs, des détails anodins prennent une dimension démesurée.
Prenez-moi, par exemple. J’aime pas les flics, et chaque fois qu’il y en a un qui donne un coup de pied dans un ballon, j’ai envie de crier à la brutalité policière.
Mais pour revenir au sujet, il arrive que l’on vise tout à fait juste et que ces détails, recelant parfois des vérités bien plus graves, agissent comme un révélateur. Comme il arrive que l’on s’égare, que l’on crie au loup alors que le loup, ben, y est juste pas là.
C’est la fascination du pire, c’est l’envie de voir des manifestations tangibles qui justifient le combat que l’on mène. Mais c’est aussi l’une des pires erreurs que l’on puisse commettre. Pire, dans ce cas précis, parce que cela banalise le vrai racisme, celui qui se fait intentionnellement ou, encore, par atavisme. Pire, parce que cela rallie l’opinion publique contre sa cause, alors qu’on cherchait justement l’effet contraire.
Pire encore, parce qu’en montant aux barricades pour un paquet de bonbons parfaitement inoffensif, on se drape dans la même rectitude politique que le raciste qui ne dit plus "crisse de nègre", mais "bonjour Monsieur", avant d’annoncer en souriant: "désolé, la job est déjà prise".