Franchir le gai
Défilé gai à Jérusalem, colère des leaders religieux juifs, musulmans et chrétiens, attaque à main armée sur les participants, le seul mérite du défilé gai avorté en Terre sainte aura été de rallier exceptionnellement les trois grandes religions dans un même mépris de la différence.
Cet événement inusité aurait été indéniablement une grande première dans les annales de la très convoitée ville de Jérusalem et du tumultueux Proche-Orient. Mais la WorldPride 2005, défilé international de la Fierté gaie, qui devait se tenir à Jérusalem du 18 au 28 août sous le thème "L’Amour sans frontières", vient d’être reportée à l’été 2006. La mise en œuvre, à la mi-août, du Plan de retrait d’Israël de Gaza et de quatre colonies juives sises dans le Nord de la Cisjordanie a contraint les organisateurs de cette manifestation à prendre cette décision inopinée et ardue.
Quelque 30 000 homosexuels, lesbiennes, bisexuels et transsexuels (LGTB), provenant d’une quarantaine de pays, devaient participer dans les rues de Jérusalem à ce méga-défilé de la Fierté gaie. Mais l’organisation de cet événement atypique a suscité l’ire des principaux leaders religieux juifs, musulmans et chrétiens de la Ville sainte.
"La WorldPride de Jérusalem n’a pas été annulée, mais simplement reportée à l’année prochaine. Nos détracteurs ne devraient pas exulter. Surtout, qu’ils n’interprètent pas ce report comme une capitulation. Conscients qu’Israël vit des moments de grande tension à l’approche de la date butoir de l’évacuation des colons juifs de Gaza, les membres du Comité organisateur de la WorldPride 2005 ont préféré prendre dans les circonstances une décision pragmatique et perspicace. Ce n’est que partie remise!" explique en entrevue Haneen Maikey, travailleuse sociale et porte-parole de la Jerusalem Open House – la Maison Ouverte – (JOH), une association d’aide et de défense des droits des gais et lesbiennes d’Israël et de Palestine. La JOH est en charge de l’organisation de la WorldPride de Jérusalem.
Il y a encore quelques mois, ajoute Haneen Maikey, les organisateurs de la WorldPride ignoraient que le gouvernement d’Ariel Sharon reporterait à la mi-août son plan de retrait de Gaza et de quelques secteurs de la Cisjordanie.
"La majorité des forces de police et de sécurité israéliennes seront déployées en août à Gaza. Celles-ci n’auraient pas pu assurer une protection adéquate aux nombreux participants au WorldPride de Jérusalem, dit-elle. Organiser ce défilé à Jérusalem pendant le retrait de Gaza aurait été une décision irresponsable et très peu sécuritaire."
Offusquées par la perspective de voir affluer dans la Ville sainte plusieurs dizaines de milliers de LGTB, les autorités religieuses juives, musulmanes et chrétiennes de Jérusalem ont constitué un front commun pour empêcher la tenue de la WorldPride et de la Gay Pride – un défilé annuel local de gais -, qui a fini par avoir lieu le 30 juin après une bataille judiciaire féroce entre les deux camps. Les rabbins, les imams et les prêtres, qui ne cessent de se chamailler pour exercer un contrôle plus vétilleux sur les lieux saints de la vieille ville de Jérusalem, ont mis cette fois-ci de côté leurs différends théologiques pour vilipender avec véhémence les communautés homosexuelles et faire avorter leur projet d’organiser la WorldPride à Jérusalem.
"En adoptant une attitude très homophobe, ces leaders spirituels intégristes juifs, musulmans et chrétiens ont sensiblement discrédité les trois grandes religions monothéistes, qu’ils défendent d’une manière jusqu’au-boutiste et stupide", ajoute Haneen Maikey.
Pour étayer leurs griefs, ces personnalités religieuses ultra-orthodoxes et très conservatrices ont même tenu une conférence de presse commune. Du jamais vu dans les relations tripartites, bien acrimonieuses, judéo-musulmanes-chrétiennes!
Le grand rabbin sépharade d’Israël, Shlomo Amar, a appelé les membres de la communauté homosexuelle à renoncer à ce "terrible défilé qui heurte toutes les religions". Le rabbin américain Yehouda Levine, qui a qualifié la WorldPride de "terrorisme moral", estime que la tenue d’un tel événement à Jérusalem est "un viol spirituel de la Ville sainte". Au cours de ce point de presse commun, le cheik Abed al-Salam Menasra, adjoint du mufti de Jérusalem, a demandé aux responsables de la JOH de ne pas "provoquer la colère par une parade impie et profanatrice, qui pourrait entraîner la perte de la Ville sainte". Le cheik musulman soufiste Abdel Aziz Boukhari a prédit pour sa part que Jérusalem connaîtrait le même sort que "Sodome et Gomorrhe", villes détruites, selon le récit biblique, pour leurs péchés, si cette parade gaie avait lieu. "J’avertis tout le monde: Dieu détruira Jérusalem, ainsi que les juifs, les chrétiens et les musulmans", lança-t-il, courroucé. Le nonce apostolique en Terre sainte et archevêque catholique, monseigneur Pietro Sambi, a aussi vigoureusement condamné la tenue de la WorldPride à Jérusalem. "Cette sinistre parade d’homosexuels ne sera pas seulement une offense, mais aussi une provocation pour les juifs, les chrétiens et les musulmans de Jérusalem et du monde entier", a-t-il déclaré.
"On n’a pas l’habitude de voir les ténors des religions monothéistes être d’accord, surtout en Israël. Mais force est de constater que dès qu’il s’agit de fustiger les gais et de tourner en dérision leurs aspirations humaines légitimes, l’union sacrée s’impose entre des religions qui s’entre-déchirent depuis des lustres. C’est consternant et sordide!" lance Haneen Maikey sur un ton narquois.
Le très orthodoxe maire de Jérusalem, Uri Lupolianski, s’est associé aux leaders religieux de la Ville sainte dans leur fougueuse croisade contre les organisateurs de la WorldPride et de la Gay Pride. Cette bataille acérée, qui a eu comme principal théâtre le tribunal de Jérusalem, a connu son épilogue le 26 juin dernier, lorsque cette instance judiciaire a tranché catégoriquement ce sulfureux litige en faveur des groupes gais. Un cuisant camouflet pour les autorités religieuses de Jérusalem et son maire ultra-orthodoxe. Le tribunal a statué qu’on n’avait pas le droit d’empêcher une manifestation publique au seul motif de l’orientation sexuelle de ses organisateurs.
"Le fait que les sensibilités d’une communauté ou d’une autre soient heurtées n’est pas une raison suffisante pour empêcher une autre communauté d’exercer ses droits à l’égalité, au respect et à la liberté d’expression", a conclu le tribunal de Jérusalem.
La Gay Pride a eu lieu, comme prévu, le 30 juin. Deux homosexuels ont été poignardés et grièvement blessés par des juifs orthodoxes au cours de cette manifestation qui a connu un grand succès.
"La justice a eu le dernier mot. Le tribunal de Jérusalem a rappelé sans ambages aux intégristes religieux que Jérusalem est une ville universelle dans laquelle tous les êtres humains, peu importent leur origine culturelle ou leur orientation sexuelle, ont le droit de vivre librement et en paix. Jérusalem n’est pas la propriété exclusive des religieux orthodoxes juifs, musulmans et chrétiens. En cette période d’intolérance et de profonde méfiance, la communauté mondiale homosexuelle proclamera durant la WorldPride que l’amour entre les êtres humains ne connaît aucune frontière. Nous voulons donner à tous les fondamentalistes sectaires une grande leçon de tolérance!" renchérit Haneen Maikey.
Née à Nazareth, cette Arabe chrétienne israélienne, qui se définit comme "une lesbienne pacifique rêvant d’un Moyen-Orient tolérant et multiculturel", était de passage ce printemps à Montréal pour faire la promotion de la WorldPride de Jérusalem auprès de plusieurs groupes gais de la Métropole. D’après elle, la WorldPride et la Gay Pride rapprocheront les communautés LGTB juive, musulmane et chrétienne d’Israël et de Palestine.
"Être juif et gai en Israël, c’est une réalité vivable, malgré les préjugés tenaces sur les homosexuels qui sévissent toujours dans les milieux juifs orthodoxes. Par contre, être arabe et gai en Palestine, c’est une grande tare et même parfois une tragédie, au sens shakespearien du terme. Beaucoup de gais palestiniens sont l’objet d’attaques abjectes et de vexations quotidiennes. Leur vie dans la société palestinienne est souvent infernale. L’Autorité palestinienne ne fait rien non plus pour améliorer leur sort. Ces derniers trouvent souvent appui et réconfort auprès des gais juifs israéliens. Malgré quatre années meurtrières d’Intifada, des liens étroits se sont tissés entre ces deux communautés confrontées à une kyrielle de préjugés pernicieux. Dans le Proche-Orient arabe, l’homosexualité est toujours vécue clandestinement. Ce n’est sûrement pas demain que les choses changeront dans cette région où les intégristes islamistes tiennent désormais le haut du pavé", nous a confié Haneen Maikey, que nous avons rencontrée dans un restaurant du centre-ville de Montréal.