Cracher dans la soupe
Société

Cracher dans la soupe

Pendant que la pub fait la promotion des émissions sans pub, l’association des publicitaires ne veut pas que la publicité compromette l’image publique des publicitaires. Zéro pour le sens de l’autodérision chez les créatifs qui n’aiment pas l’annonce de Télé-Annonces.

Il y a quelques semaines, un spot télé a bien failli mettre le feu aux poudres dans le milieu de la publicité. L’objet du délit: 15 secondes de faux témoignage devant la commission Gomery et un slogan cinglant: "Pour vendre de tout, même votre salade." Pas encore digéré, le scandale des commandites?

En publicité, on ne pouvait déjà plus rire de grand-chose. Désormais, il faudra éviter de rire des publicitaires, comme l’illustre une plainte déposée récemment devant les Normes canadiennes de la publicité par l’Association des agences de pub du Québec (AAPQ), à l’encontre de l’agence de publicité Provokat. L’attaque visait une campagne réalisée pour le compte de Télé-Annonces, une filiale d’Astral Media, et plus particulièrement un spot diffusé à la télévision et sur Internet depuis quelques semaines. Sur l’écran, un acteur fait mine de témoigner devant la commission Gomery, avec une mauvaise foi évidente: "Faut pas m’en vouloir, monsieur le juge, je suis en publicité pour faire de l’argent. C’est sûr qu’on a aidé les bonnes personnes au bon moment. C’est bien normal que l’ascenseur nous soit revenu. C’est pas des pots-de-vin, Votre Honneur, c’est des investissements." Son visage est caché par un écriteau sur lequel est inscrit le mot "vendu".

Au sein de l’AAPQ, on ne la trouve pas drôle. Considérant le message dommageable pour l’image des publicitaires, son président Yves Saint-Amand a invoqué l’article 14 du Code canadien des normes de la publicité, qui stipule que "la publicité ne doit pas discréditer, dénigrer ou déprécier une personne, un groupe de personnes, une entreprise, un organisme, des activités industrielles ou commerciales, une profession, un produit ou service, tous faciles à identifier, ou tenter de le/les exposer au mépris public ou au ridicule" et a demandé rien de moins que le retrait de la publicité incriminée. Le client de l’agence, lui, a refusé de plier. Son directeur général, Martial Vincent, nous a fait part de la réponse officielle de l’entreprise à la proposition envoyée par le biais du bureau des Normes canadiennes de la publicité: "Nous considérons que cette publicité ne contrevient pas au Code canadien de la publicité." Réponse acheminée le 14 juillet. Le litige a finalement tourné court puisque, bizarrement, Yves Saint-Amand a décidé de ne pas donner suite à l’affaire, sans commentaires.

En 2004, les Normes canadiennes de la publicité ont traité plus de 1000 plaintes et on a jugé que 81 d’entre elles enfreignaient le Code canadien des normes de la publicité. Chaque année, les dossiers se comptent par centaines. Mais c’est seulement la deuxième fois qu’une plainte émane de l’AAPQ. Là encore, confidentialité oblige, on ne nous dira pas de quel message publicitaire il s’agissait la première fois, seulement que la publicité en question "compromettait l’image des publicitaires", selon Yves Saint-Amand, et qu’elle a été finalement retirée des ondes. Dans le cas de l’agence Provokat, le compromis risquait d’être plus difficile à trouver. Son directeur, Martin Ouellet, n’en revient toujours pas: "Ça fait 15 ans que je fais de la publicité et ce n’est pas la première fois qu’un vendeur ou un publicitaire est pris à partie. On les voit pleurer au départ d’une voiture, et dans les publicités Fido, ils sont même représentés par des chiens!" Il admet pourtant avoir senti le vent tourner: "Quand j’ai su qu’il y avait une plainte, j’ai eu l’intuition que ça émanait de l’AAPQ. C’est la commission Gomery qui ne passe pas. Dans le milieu, on ne veut plus en entendre parler."

Martin Ouellet argue pourtant n’avoir visé qu’une part infime de la profession: "En aucun cas les publicitaires qui ont eu maille à partir avec la commission sont représentatifs de la profession dans son ensemble." Propos corroborés par Bertrand Cesvet, vice-président, intégration stratégique chez Diesel, une agence membre de l’AAPQ: "Les gens touchés par le scandale des commandites sont des gens qui n’ont jamais réellement fait partie du milieu de la création publicitaire. Ce sont des bandits déguisés en publicitaires. Pour ma part, je ne me suis pas du tout senti visé par cette publicité, je l’ai trouvée plutôt drôle. Nous, les publicitaires, avons ri de tout le monde, alors que se passera-t-il si nous ne sommes pas capables de rire de nous-mêmes?" Renay Petit, vice-président stratégie chez Bos, membre de l’AAPQ, a exprimé lui aussi quelques réserves: "Je ne pense pas que ça vaille une plainte devant les Normes canadiennes de la publicité. C’est aussi un peu inquiétant du point de vue de notre marge de manœuvre en termes de création. Je suis surpris que ce soit l’industrie de la publicité elle-même qui cherche à censurer. On se tire dans le pied!"

N’empêche. Chez BCP, on rigole beaucoup moins. Jean-Luc Dufresne, vice-président de l’agence dont les pratiques ont été abondamment scrutées par la commission Gomery et qui est aussi membre de l’AAPQ, a soutenu mordicus la position de son président: "Nous appuyons l’Association dans sa démarche. Nous ne voyons pas du tout où se trouve l’humour dans cette publicité." Et de rappeler que BCP a fait partie d’un groupe de travail organisé par l’Association dans le but de… rehausser l’image de l’industrie à la suite des commandites. Un travail qu’Yves Saint-Amand prend très au sérieux. Même si un sondage Crop réalisé en avril pour Infopresse montre que les Québécois imputent aux agences de publicité une très faible part de responsabilité dans le scandale des commandites, le président de l’AAPQ reconnaît que la sensibilité de l’industrie est "beaucoup plus grande" et que cela a très certainement joué dans la "rapidité de l’action" intentée contre l’agence Provokat: "Après tout ce qu’on a dû endurer… Les gens disaient n’importe quoi sur notre compte, on a dû intervenir. J’ai fait 250 interventions auprès des médias à la suite du scandale!"

S’il refuse d’admettre céder à une quelconque panique, Yves Saint-Amand insiste tout de même sur l’importance d’"envoyer un message sur le marché québécois" et invoque la légitime défense. Martin Ouellet, lui, en appelle à la logique: "Nous travaillons dans l’industrie du spectacle et dans la dimension de spectacle, il y a aussi le sarcasme, l’ironie. Il faut remettre les choses à leur juste place, c’est juste une pub!" Une pub qui, si la résolution du litige s’était faite en faveur du plaignant, aurait coûté quelque 150 000 dollars au client et qui, ironiquement, aura surtout fait beaucoup de publicité à Provokat. Une situation dont est parfaitement conscient Yves Saint-Amand, qui avoue: "Quand on a discuté de cette pub la première fois et de la potentialité d’une action, on s’est dit que c’était complètement fou. Mais ce n’est pas parce que l’ironie est utilisée qu’on doit tout laisser passer." Bien décidé à "défendre les intérêts d’une industrie qui représente 370 millions de chiffre d’affaires au Québec", le président de l’AAPQ affiche clairement son intention de faire de l’Association un véritable lobby. Les créatifs n’ont qu’à bien se tenir…