J'aurai ta peau
Société

J’aurai ta peau

C’est bien connu, on trouve de tout sur eBay. Même des animaux en pièces détachées. Tandis que défenses d’éléphant, peaux d’ours et yeux de cachalot décorent des intérieurs exotiques branchés, les traditions de certains membres de nos communautés visibles garnissent les assiettes de viandes… délicates. Déconcertant regard sur un commerce très lucratif au Canada. Un petit morceau d’éléphant avec ça?

L’éléphant d’Afrique, le faisan de l’Himalaya, le paradisier, le cachalot, le morse et le hibou moyen duc, toutes espèces protégées, se seraient bien passés de figurer sur la longue liste des "objets" vendus aux enchères sur eBay par Mark J. Gleberzon. Entre 2002 et 2005, l’Ontarien de 36 ans s’est considérablement enrichi en se lançant dans le commerce. Sa spécialité: le trafic illicite d’animaux, en grande partie en direction des États-Unis, la plupart du temps par le biais d’Internet et… en morceaux. Pour quelques centaines de dollars, il était possible d’acquérir la peau ou les défenses d’un éléphant, des dents de morse ou encore, pourquoi pas, un œil de cachalot. La majeure partie de ces pièces était destinée à la décoration intérieure pour collectionneurs de tout poil ou pour particuliers… en mal de décors dépaysants, ou encore à la fabrication de vêtements à l’avant-garde de la mode. Jupes, descentes de lit, chaises, rien n’est trop beau pour les accros de l’exotisme.

La fructueuse affaire a finalement connu un dénouement peu glorieux en mai dans les bureaux de la douane américaine. M. Gleberzon a été pris la main dans le sac par les agents spéciaux du United States Fish and Wildlife Service (USFWS) à l’aéroport international La Guardia. Le dépôt des accusations a par la suite conclu une enquête de 17 mois menée en commun par des agents spéciaux du USFWS et des agents fédéraux de la faune employés par le Service canadien de la faune d’Environnement Canada en Ontario. Il fait face à 44 chefs d’accusation en vertu de la Loi sur la protection d’espèces animales ou végétales et la réglementation de leur commerce international et interprovincial. Les accusations touchent la possession, l’offre de vente, l’importation, l’exportation et le transport interprovincial d’animaux en voie de disparition et de leurs éléments constitutifs entre octobre 2002 et mai 2005.

Un gros coup, si l’on en croit les commentaires de Gary Colgan, chef de la Division de l’application des lois sur les espèces sauvages du côté canadien, qui qualifie le personnage incriminé de "trafiquant majeur". Et il sait de quoi il parle: Mark J. Gleberzon n’est pas exactement un inconnu pour son équipe. En janvier 2002, il avait déjà reçu un courrier lui stipulant qu’il se trouvait en situation illégale, sans grand impact: "Six mois plus tard, il continuait son trafic. Nous sommes donc allés sur place, chez lui, pour tenter de le raisonner et lui faire entendre les risques qu’il encourait." La manœuvre peut surprendre, elle est pourtant courante: "Nous sommes constamment en train de parlementer avec des personnes qui ne sont pas au courant de la loi." Dans ce cas précis, l’accusé pourra difficilement arguer de sa bonne foi et la peine sera lourde: des amendes allant de 25 000 à 150 000 $ par chef d’accusation et, éventuellement, à la déclaration de culpabilité, une incarcération pouvant aller de six mois à cinq ans. Et c’est sans parler du jugement de la cour devant laquelle il devra aussi comparaître aux États-Unis…

"Il n’est pas rare de voir passer des morceaux de chair crue de primate destinés à être offerts en cadeau de mariage, comme une forme de délicatesse. Certaines choses, souvent reliées à des traditions culturelles, continuent de surprendre." Photo: UsS Fish & Wildlife Service

Sidérante, cette affaire n’en est pas moins tristement banale. Bien que les activités de cette nature soient contrôlées de près en vertu de la Convention sur le commerce international des espèces de faune et de flore sauvages menacées d’extinction (CITES), traité international signé par 167 nations depuis sa ratification en 1975, les mises en accusation demeurent en nombre très restreint relativement à l’ampleur du trafic dans le monde. Et le phénomène prend chaque année de l’expansion. À tel point que Tom Healy, agent spécial du USFWS, reconnaît qu’il est difficile d’en mesurer l’impact: "Il y a quelques années, le trafic d’animaux était très secondaire, comparativement au trafic d’armes. Aujourd’hui, il se hisse dans le top 5 des trafics mondiaux en termes de répercussions économiques. On parle d’une industrie multimillionnaire mais nous ne connaissons pas les chiffres exacts parce que jusqu’à présent, personne n’a réellement pris le temps d’en faire l’évaluation." Dans ces conditions, mieux vaut avoir à sa disposition des agents spécialisés aux endroits les plus stratégiques: les frontières. Une gageure lorsqu’on sait que ces agents ne sont qu’au nombre de 247 pour couvrir la totalité du territoire américain, "une misère en comparaison des moyens développés pour lutter contre le trafic de drogue", déplore Tom Healy, qui en a vu de toutes les couleurs: "Il n’est pas rare de voir passer des morceaux de chair crue de primates destinés à être offerts en cadeau de mariage, comme une forme de délicatesse. Certaines choses, souvent reliées à des traditions culturelles, continuent de me surprendre."

Au Canada, bien que le pays dispose de lois parmi les plus sévères au monde en la matière, les services spécialisés ont largement de quoi s’occuper. En 2004, la Direction de l’application de la loi sur la protection de la faune et les espèces sauvages a comptabilisé 1944 inspections, qui ont débouché sur 821 enquêtes et 25 poursuites allant d’une amende de 250 $ à des peines d’incarcération. Et il faut aussi tenir compte des ratés, les chiffres ne révélant pas le nombre de cas passés entre les mailles du filet: "Le système n’est pas parfait, notamment pour ce qui est de l’exportation. Lorsqu’il s’agit de pays membres de la convention, on présume que tout est fait légalement, qu’il y a demande de permis et vérification de la conformité de ce permis. Ce qui n’est peut-être pas toujours le cas…", résume Richard Charrette, chef de la Division des inspections et de la formation au sein de la Direction de l’application de la loi au Service canadien de la faune. "Notre travail est d’autant plus difficile qu’il s’agit souvent de réseaux internationaux et qu’il nous faut enquêter dans le respect des protocoles d’entente entre les différents pays concernés."

Une affaire de confiance, donc, qui ne doit pas faire oublier que les États d’Amérique du Nord restent champions toutes catégories de l’importation, qu’il s’agisse d’animaux vivants ou en morceaux. Selon les données de l’organisme de surveillance international TRAFFIC, les États-Unis en sont les plus grands consommateurs mondiaux et constituent même un centre névralgique pour le commerce d’animaux. Et à une plus petite échelle, le Canada et le Mexique joueraient un rôle similaire. Une situation à laquelle ne seraient pas étrangers les accords du GATT (General Agreement on Tariffs and Trade) et le NAFTA, le North American Free Trade Agreement, qui facilitent les échanges entre les trois pays.

Au Canada, les reptiles et les oiseaux représentent un marché florissant, au même titre que la fourrure et le cuir. La majorité des parties d’animaux sont vouées à servir d’éléments décoratifs ou de trophées. Peaux d’ours, de caïman ou de jaguar, griffes de coyote, papillons exotiques, défenses d’éléphant sont sans arrêt saisis à la frontière canadienne, en provenance d’Afrique, d’Asie, ou encore de la Guyane. Le reste (comme le caviar) est destiné à figurer au menu de certains restaurants peu regardants, ou encore à servir de potion magique, puisqu’on constate encore un fort trafic de vésicules biliaires d’ours. La plupart du temps, la fraude se limite à un usage personnel ou restreint, mais avec l’arrivée d’Internet, le marché s’est ouvert aux trafiquants professionnels. Une donnée avec laquelle les services spécialisés savent devoir compter. À tel point que le Canada organisera, au début de 2006, un séminaire sur ce thème comprenant des ateliers de formation à l’enquête sur Internet, à destination des officiers mexicains et américains.