Société

Ennemi public #1 : Le protocole compassionnel

Un athlète se pète la gueule. Solidement. C’est un jeune espoir du cyclisme. Un jour comme un autre, en revenant de l’entraînement, il dévale une rue à pleine vitesse, la voiture à l’intersection devant lui oblique sans avertir, il ne peut l’éviter, rentre dedans, et se retrouve avec des vertèbres fracassées, sous traction dans un lit d’hôpital. Pas condamné, mais vraisemblablement très très amoché.

Et là, le défilé commence. Il y a tous ceux qui font de la projection et se disent: ça aurait pu être moi, ça aurait pu m’arriver cent fois, ils viennent l’encourager comme ils voudraient qu’on les encourage aussi. Évidemment, les médias sont là pour avilir cet acte de solidarité. Les flashes des kodaks crépitent, et la lumière vive, comme vous le savez, attire inévitablement les insectes.

Aussi, suit rapidement l’autre défilé, beaucoup moins honorable: celui des insectes en question, les gentils opportunistes. Ils viennent offrir leur soutien, souvent matériel celui-là. Ils donnent des télés, des babioles, tout le monde essuie une larme, les journalistes accourent encore, les flashes des kodaks crépitent à nouveau, attirant d’autres bibittes…

Les étapes du protocole compassionnel sont ainsi respectées, point par point.

Qu’est-ce que ce protocole, me demandez-vous? Il consiste à prendre connaissance d’un drame humain, à décider si on épousera ou non la cause, puis, le cas échéant, à se précipiter au chevet de l’éclopé afin de montrer à la face du monde que l’on a un grand cœur, que l’on est peut-être un puissant homme d’affaires, qu’on écrase peut-être la concurrence, mais qu’on peut aussi faire preuve de bonté, s’octroyant ainsi une inestimable visibilité médiatique qui nous place en odeur de sainteté.

Si vous voulez, c’est le spectacle de la générosité intéressée, organisée, "packagée".

C’est aussi ce protocole qui transforme l’espace médiatique en perpétuel téléthon. Ce n’est pas nouveau, mais ce n’en est pas moins nauséabond. Par exemple, chaque été, des dizaines de tournois de golf au profit de tel ou tel organisme de charité ou de recherche sur les maladies x, y et z ont lieu. Et pour chacun d’entre eux, on engage un photographe afin de publier dans les journaux la gueule des gentils représentants d’entreprises qui veulent bien contribuer à amasser des fonds. L’hiver, c’est un bal, un encan, un cocktail dinatoire, peu importe, pourvu que les kodaks soient là.

Non content de donner, on veut se voir en train de donner, et plus important encore, être vu en train de donner. Cela n’enlève rien à la beauté du geste, dites-vous? Je n’en suis pas si sûr. Il me semble plutôt qu’il y a quelque chose d’odieux dans cette récupération du malheur des autres.

Les kodaks étaient déjà là, ils m’attendaient, se défendront certains de ces généreux insectes. Ah oui? Et qu’est-ce qui vous empêchait de les renvoyer, de réclamer un peu d’intimité? Ou peut-être êtes-vous tellement habitué à donner dans le regard du public que vous êtes bien incapable de vous passer de cet œil attendri qui se pose sur vous, l’homme bon?

Donner sans rien attendre en retour, vous connaissez? Donner sans rien demander, dans l’anonymat, voilà le seul véritable acte de bonté qui vaille encore, surtout si l’on est riche et célèbre.

Le reste n’est que publicité malodorante. Ce n’est que la mise en scène d’une bienveillance plus ou moins feinte. Une pestilentielle autopromo.

Et tiens, toujours à propos des téléthons.

Vous avez peut-être flairé le léger parfum de scandale qui plane au-dessus de l’affaire du petit Anthony, mort d’un cancer incurable au cerveau la semaine dernière? On apprenait d’abord que son père a profité de la rubrique nécrologique pour réclamer des dons lui étant adressés personnellement. Pas à la Société canadienne du cancer, pas à Rêves d’enfants, pas à Leucan. À lui. Mais bon, si le monde est assez toton pour donner…

Le plus navrant, c’est plutôt son aveu à Arthur qui, l’autre jour, passait le bonhomme au cash sur les ondes, mettant en doute l’intégrité d’une entreprise de collecte de fonds pour envoyer Anthony suivre une cure de la dernière chance à Houston.

L’aveu en question? C’est que le père, désespéré, avait plus ou moins tu les mises en garde des médecins d’ici qui lui ont affirmé que ce traitement est une arnaque justement conçue pour attirer ceux qui n’ont plus que des chimères auxquelles s’accrocher.

On peut comprendre le père d’avoir tenté le coup, on comprend moins bien que les médias qui ont participé à la collecte de fonds n’aient pas mieux fouillé le dossier avant d’apporter leur soutien.

Un moment de naïveté plus grave qu’il n’apparaît. Car la leçon qu’on en tire risque de nous placer dans une désagréable position où l’on présume désormais de la malhonnêteté des gens qui réclament de l’aide. Cela participe du même triste cancer de l’altruisme qu’induisent aussi ceux qui ne donnent qu’en présence d’une caméra.

Cela s’appelle la méfiance.