Rio San Remi
Société

Rio San Remi

Vous croyiez que l’immigration de la main-d’œuvre mexicaine était une affaire américaine? Bienvenue à Saint-Rémi, ville où, l’été, le taco remplace le roteux, puisque les travailleurs immigrés, baignant dans un flou juridique, y ont depuis longtemps remplacé les étudiants.

Le jeudi soir, les habitants de Saint-Rémi, à une vingtaine de kilomètres de Montréal, évitent d’aller faire leurs courses. Le jeudi soir, les habitants de Saint-Rémi prennent le soleil sur le pas de leur porte en regardant les travailleurs agricoles mexicains arpenter les rues de la petite bourgade rurale. Un soir par semaine, c’est jour de marché pour les Mexicains, et à partir de 18 h, ils débarquent par dizaines des autobus garés devant le Provigo. À quelques mètres de là, le commerce mexicain El Guero, "Le Blanc", vend burritos et cartes d’appel aux travailleurs. Mais surtout, El Guero effectue des transferts d’argent vers le Mexique, permettant aux travailleurs d’envoyer leur paie hebdomadaire au pays. Quatre commerces de ce style ont ouvert cette année à Saint-Rémi, allant jusqu’à démarcher les travailleurs dans les fermes.

Profitable pour les commerçants locaux, la présence des travailleurs mexicains est avant tout indispensable à l’agriculture de la région. Depuis 31 ans, une entente entre les gouvernements du Mexique et du Canada, et plus récemment du Guatemala, permet à plus de 3000 Mexicains, 600 Guatémaltèques et une centaine d’Antillais de venir sarcler et ensemencer les champs québécois, puis de récolter et conditionner choux chinois, laitues, tomates, brocolis, oignons, fraises et autres produits que les consommateurs montréalais retrouveront sur les étals de leurs supermarchés. Un travail exigeant en plein air auquel les Québécois préfèrent de plus en plus des emplois permanents. "Autrefois, beaucoup d’étudiants venaient travailler dans les champs, mais aujourd’hui ils occupent des emplois réguliers dans différents types de services", constate René Mantha, président de la Fondation des entreprises en recrutement de main-d’œuvre étrangère (FERME). "Une chance qu’il y a les programmes des travailleurs agricoles saisonniers car sinon on pourrait faire une croix sur l’agriculture locale."

À 80 heures de travail par semaine, Jorge est satisfait. Il est venu ici pour travailler. Point. Payé 7,95 $ brut de l’heure, il gagne en une heure et demie le fruit d’une journée de travail au Mexique. Exception parmi les travailleurs à 90 % pères de famille, Jorge est célibataire mais "c’est la banque nationale de la famille", pourvoyant aux besoins de sa mère et de ses frères et sœurs, commente le père Clément Bolduc. Sélectionnés par le ministère du Travail mexicain, les travailleurs déboursent environ 650 dollars en frais de transport, permis de travail, permis de travail canadien et québécois pour venir s’échiner de trois à huit mois sur les exploitations québécoises. Passant parfois plus de temps au Canada qu’au Mexique, ils retrouvent leur propre ferme au retour, juste à temps pour la récolte.

Un échange gagnant/gagnant alors? Pour le père Bolduc, si le programme est bien pensé économiquement, le problème se trouve du côté humain. Selon le ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences, les travailleurs migrants bénéficient des mêmes normes d’emploi et protections santé que les Québécois. "Droits inaccessibles", tranche Clément Bolduc. Accidents du travail soignés tardivement, rapatriement en cas de problèmes de santé, dimanches travaillés, pressions, les conditions de vie et de travail dépendent souvent du bon vouloir du patron. Depuis l’été dernier, le Centre d’appui aux travailleurs migrants, financé par les Travailleurs unis de l’alimentation et du commerce – TUAC -, renseigne les travailleurs sur leurs droits et les différentes démarches administratives. À l’origine du centre, Patricia Perez, qui reçut un beau jour un coup de fil d’un travailleur blessé et contacta le consulat du Mexique pour qu’il soit pris en charge. Quelle ne fut pas sa surprise d’apprendre quelques jours plus tard que le travailleur avait été renvoyé au Mexique sans plus de façons. À la suite des plaintes des patrons de fermes et des commerçants voisins, le centre n’a pas pu renouveler cette année le bail de son local au sein du centre commercial. Les trois employés accueillent désormais les travailleurs dans un Winnebago sillonnant le Québec. "Nous n’avons pas encore eu d’histoires d’horreur à propos du logement cette année", précise Roberto Nieto qui se souvient du cas de 16 travailleurs partageant un même sous-sol l’an passé. De même cette année, les patrons ont accepté de laisser leurs passeports et autres documents officiels aux travailleurs qui le souhaitaient, mettant ainsi fin à une attitude paternaliste censée protéger le travailleur contre la perte de ses papiers.

Des 203 participants au programme en 1974 pour l’ensemble du Canada, ils étaient 10 434 en 2003. Leur salaire est la principale source de revenu du Mexique après le pétrole.

Roberto déplore cependant toujours une clause du contrat, "la plus injuste", concernant le rapatriement des travailleurs. Un travailleur peut être renvoyé "s’il ne remplit pas les obligations du […] contrat, refuse de travailler, ou pour toute autre raison valable". Raisons familiales ou insatisfaction du patron, la procédure est expéditive, laissée au bon jugement du fermier, et le travailleur peut se voir facturer son retour de 650 à 1200 dollars. "On ne sait pas quel est le prix réel du transport", précise Roberto, la FERME ayant une entente avec Amex, l’agence de voyage de la compagnie American Express. "C’est la même chose que pour tout autre travailleur, tempère René Mantha de la FERME, si l’employeur n’est pas satisfait, il n’est pas tenu de le garder." Mais où est passé le recours? Agent de liaison avec les travailleurs rattaché au consulat du Mexique, Fernando Borja explique que c’est le consulat qui autorise ou non le rapatriement et qui, si le travailleur le souhaite, cherche à organiser un transfert vers une autre ferme. À raison de deux agents de liaison pour l’ensemble du Québec, les provinces du Nouveau-Brunswick, l’Île-du-Prince-Édouard et la Nouvelle-Écosse, les chances pour le travailleur de se faire entendre à temps semblent minces.

Autre champ d’intervention du centre d’appui, les accidents du travail. Les travailleurs sont amenés chez le médecin ou à l’hôpital par le patron qui va se charger de la traduction et "aura tendance à changer les circonstances de l’accident pour échapper à la responsabilité", dit Roberto. La semaine dernière, il a accompagné à l’hôpital un Mexicain qui a travaillé pendant deux mois avec des côtes fêlées et des douleurs dans la colonne vertébrale. "Son patron l’avait accompagné à plusieurs reprises chez le médecin mais sans mentionner le réel problème." Selon le consulat, il y a peu d’accidents du travail, et généralement ce sont de "petites choses" comme ce travailleur qui "s’est coupé un peu le doigt". Le travailleur en question s’appelle Marcellino et a rencontré Patricia au restaurant du coin, son patron lui ayant interdit de s’approcher du Winnebago ou de ses occupants. Ayant déjoué l’attention du contremaître et accompagné de deux camarades faisant le guet, Marcellino écoute Patricia lui expliquer que les procédures de la CSST prendront sûrement plus de six mois et qu’il lui faudra rester après la fin du programme pour être indemnisé. Marcellino s’est sectionné l’index gauche, happé par la machine à couper les échalotes. Incertain de la réaction de son patron et ne voulant pas attendre au Québec, il a finalement décidé de ne pas donner suite. "Il va continuer à travailler alors qu’il n’est pas guéri", dit Patricia. Mais elle constate que les travailleurs ont perdu la peur et "se fâchent même parfois". Du moins les Mexicains, nuance-t-elle. Les Guatémaltèques, nouveaux inscrits au programme, sont plus soumis et peureux.

Quant au fait que les travailleurs doivent payer l’assurance-emploi sans avoir accès à ses bénéfices à part la prime de paternité, le ministère des Ressources humaines et du Développement des compétences préfère ne pas s’exprimer sur le sujet en attendant la décision de la Cour supérieure de l’Ontario. Les TUAC ont porté ce point devant la cour après que les demandes répétées du Mexique au gouvernement canadien n’eurent donné lieu à aucune révision du programme. "Au fond, explique Fernando Borja, la position du gouvernement canadien est que tous les travailleurs paient pour l’assurance-emploi, qu’ils soient canadiens ou non."

"Les travailleurs sont très heureux, dit René Mantha. Sinon, pourquoi reviendraient-ils d’une année à l’autre? Chaque année, de 75 à 80 % d’entre eux sont rappelés." À Saint-Rémi, j’ai ainsi croisé un travailleur de 68 ans qui participe au programme depuis 19 ans. Quant à Julio, un des rares travailleurs à parler français, il a connu huit fermes différentes en huit années de travail au Québec. "Même si ton contrat est fini, s’il y a encore du travail, tu dois rester, précise-t-il; mais s’il n’y a plus de travail et que le contrat n’est pas fini, tu dois rentrer." D’une année à l’autre, l’employeur peut renvoyer tous ces travailleurs ou juste quelques-uns afin que le programme lui en attribue de nouveaux. Roberto, qui est allé au Mexique cet hiver avec Patricia, a des doutes sur le choix laissé aux travailleurs. "Ils viennent de régions désertées où il ne reste plus que des vieux et des femmes inquiètes pour leur mari parti aux États-Unis ou au Canada par le biais de programmes ou illégalement." Il établit un lien direct entre les accords de libre-échange et la dégradation du monde rural mexicain, même si le programme est bien plus vieux que l’ALENA. Le nombre de travailleurs migrants connaît en effet une croissance exponentielle: de 203 participants au programme en 1974 pour l’ensemble du Canada, ils étaient 10 434 en 2003. Leur salaire est la principale source de revenu du Mexique après le pétrole. Avec l’ALENA, la compétition s’est faite plus féroce, éliminant les petites fermes familiales aussi bien au Mexique qu’en Amérique du Nord, jetant sur le carreau des millions de travailleurs agricoles mexicains. Une aubaine pour les grandes exploitations nord-américaines qui dépendent de cette main-d’œuvre à bon marché pour rester compétitives et survivre. "Dans toute cette histoire, les travailleurs mexicains expatriés travaillent contre eux-mêmes", remarque-t-il amèrement.