Michel Onfray : Tasse d'athée
Société

Michel Onfray : Tasse d’athée

Dans Traité d’athéologie, le philosophe Michel Onfray étaye ses réflexions sur l’influence pernicieuse des religions. Devenu en quelques mois un best-seller international, ce réquisitoire cinglant contre les trois grands monothéismes est un vibrant plaidoyer pour un "nouvel et véritable athéisme" apte à endiguer l’emprise accablante que les intégristes religieux exercent sur des sociétés de plus en plus désarçonnées dans un monde refaçonné par une mondialisation  débridée.

Défenseur invétéré du matérialisme et de l’hédonisme, le philosophe s’en prend à ces "extincteurs de vie" que sont à ses yeux les religions. Reprenant la thèse de Nietzsche, il affirme que le monothéisme dans son essence n’est que "haine de la vie". Depuis des lustres, et c’est encore le cas aujourd’hui, explique-t-il, le christianisme, le judaïsme et l’islam, surtout dans leur version intégriste, n’ont cessé d’attiser les haines entre les peuples et de provoquer d’effroyables hécatombes humaines. Trois millénaires témoignent éloquemment de cet "instinct belliqueux et destructeur", des premiers textes de l’Ancien Testament à aujourd’hui: l’affirmation d’un Dieu unique, violent, jaloux, querelleur, intolérant, qui a généré plus de haine, de sang, de morts et de brutalité que de paix. Dialogue.

À vos yeux, les monothéismes ne sont qu’"une dangereuse fiction génératrice de haines, d’injustices, de crimes"… Vos critiques des religions ne sont-elles pas excessives, et même parfois sans fondement?

Michel Onfray: "Je ne me contente pas de lire les textes sacrés, je confronte ces textes avec l’Histoire. On ne peut pas éluder ce que l’Histoire nous enseigne. Or, force est de constater que les trois monothéismes font l’éloge dans leurs livres sacrés de la violence et de la détestation de l’Autre, au profit de sa propre communauté. Il ne faut pas se leurrer! Cette haine viscérale de l’Autre est omniprésente dans les livres saints du christianisme, du judaïsme et de l’islam. Il y a aujourd’hui une instrumentalisation outrancière des textes religieux à des fins politiques et idéologiques. Par exemple, si vous allez chercher dans le personnage de Jésus le prédicateur miséricordieux qui pardonne les péchés, qui tend l’autre joue quand on le frappe… vous n’obtiendrez pas les mêmes effets que si vous allez chercher le Jésus impétueux qui chasse les marchands du Temple. Pourtant, c’est le même Jésus. Dans le Coran, les textes foncièrement antisémites et misogynes sont aussi légion. Pour une sourate à teneur "fraternelle", vous en trouverez trois ou quatre cents qui sont antisémites, sexistes… des invitations à tuer tous ceux qui ne sont pas musulmans. Les textes sacrés juifs prônent aussi le recours à la violence et à la guerre.

Pour moi, les livres des trois religions monothéistes ne sont pas sacrés. Ce ne sont que des livres historiques. Ces textes ne sont pas la parole de Dieu. Si c’était le cas, Dieu se contredirait souvent! Ce que les religieux estiment être la parole de Dieu, ce n’est au fait que des états d’âme consignés sur du papier. Ces textes ne sont qu’un corpus constitué au fil du temps en fonction d’une kyrielle d’intérêts humains. Donc, je mets en perspective les textes et l’usage politique que l’on fait de ces textes. Je n’ai pas vu que les religions se soient souvent servies de la paix, de l’amour du prochain. Au contraire, quand elles ont été manifestes dans l’Histoire, elles ont surtout engendré des guerres, des assassinats, des massacres, des pendaisons, des procès, des autodafés, des bûchers, des exclusions… Je n’ai pas inventé ces faits historiques irrécusables. C’est l’Histoire qui en témoigne!"

«Dès qu’un homme politique se réfère à la religion, il prend Dieu en otage pour pouvoir jouer sur les craintes et les peurs et pour mieux asseoir sa domination politique. C’est la pire des vilenies que d’en appeler aux dieux pour justifier sa propre violence personnelle.»

Vous dites que vous respectez profondément les croyants. Pourtant, vous considérez les fidèles des trois grandes religions monothéistes comme des êtres sots se laissant berner et manipuler par des leaders spirituels perfides.

"Il y a un tas de pays où beaucoup de gens n’ayant pas appris à lire ni à écrire, victimes d’un illettrisme bas de gamme, sont cyniquement manipulés par les hérauts des religions monothéistes. L’illettrisme n’est pas l’apanage des pays du tiers-monde. Il existe aussi dans un pays comme la France un illettrisme, mais haut de gamme, c’est-à-dire des gens diplômés qui ne lisent pas, ne sachant pas écrire ni penser, qui glorifient la télévision car elle leur transmet des idées toutes faites. Du prêt-à-penser instantané!

L’homme a toujours eu une capacité saisissante à s’auto-illusionner. Le discours théologique a toujours permis de résoudre à moindre coût l’angoisse majeure qui taraude profondément l’humanité depuis la nuit des temps: l’inéluctabilité de la mort. "Je vais mourir un jour. Qu’est-ce que je peux faire de ma vie? Est-ce que ma vie a un sens?" Ce sont, pour quiconque, des questions d’une grande brutalité, d’une grande violence. C’est beaucoup plus facile de se réfugier dans le discours théologique et religieux, qui nous dit: "Venez par ici, nous avons une réponse toute faite pour vous, une métaphysique clé en main à vous proposer." Le commun des mortels préfère un discours rapide, facile, qui joue sur la passion, l’instinct, la fibre poétique, la fibre magique, un peu infantile, qui reste en chacun de nous."

Selon vous, la philosophie est plus apte, et mieux outillée, que les religions monothéistes à apporter des réponses concrètes à des questions existentielles lancinantes.

"Tout à fait. La philosophie propose des réponses plus lucides et plus honnêtes que celles avancées par les religions. Mais, avec la philosophie, ce travail d’explication est plus dur, plus lent, plus long. Le chemin est plus raide, mais le plaisir est nettement plus grand quand on aborde ce problème d’un point de vue philosophique. Malheureusement, il n’y a plus aujourd’hui une éducation à la sagesse philosophique. Elle est assez rare, assez élitiste, au mauvais sens du terme, c’est-à-dire réservée uniquement à une petite poignée de gens qui ont les moyens d’accéder à l’étude de la philosophie.

On ne philosophe pas à l’école primaire, ni dans le cursus scolaire. On n’invite pas les enfants à mettre en perspective le discours magique et mytho-poétique martelé par les religions et le discours philosophique. Moi, je ne suis pas pour l’enseignement des religions à l’école, mais pour l’enseignement d’une sagesse philosophique destinée aux enfants, aux adolescents, aux jeunes adultes. Quand on ne propose pas une occasion de penser ou de réfléchir par soi-même, les gens vont très vite du côté des solutions toutes faites, en l’occurrence les solutions religieuses. Ils ne sont pas pour autant idiots, stupides ou imbéciles. Ceci explique la célérité avec laquelle les gens se ruent lorsqu’il s’agit de préférer un irrationnel rapide à un rationalisme nécessitant un long investissement.

Mais peut-on sérieusement envisager qu’il y ait un jour une humanité affranchie de la religion? N’est-ce pas un vœu fort chimérique?

"Je pense qu’on peut, et qu’on doit, changer d’époque. L’époque théologique est révolue. Il est temps de considérer les êtres humains comme des adultes et de leur donner les vraies raisons pour lesquelles ils doivent faire le bien plutôt que le mal, vivre en communauté pour fabriquer la paix plutôt que la guerre, obtenir une espèce de salut personnel et, enfin, créer leur salut personnel ici, sur terre, maintenant, et non dans un hypothétique paradis céleste. Pas besoin d’aller chercher Dieu, le ciel et une vie post-mortem pour justifier le bien. Il suffit simplement de dire que le bien, c’est mieux que le mal parce que ça permet la jubilation dans la communauté… L’homme a besoin d’une sagesse immanente et non d’une spiritualité transcendante."

Nous sommes à une époque de peur où les fondamentalismes religieux ont pignon sur rue…

"À l’heure où se profile un ultime combat – déjà perdu! – pour défendre les valeurs des Lumières contre les propositions magiques préconisées par les religions, il faut promouvoir une laïcité post-chrétienne, à savoir athée, militante et radicalement opposée à tout choix de société entre le judéo-christianisme occidental et l’islam qui le combat. Mais pour qu’un vrai athéisme soit fonctionnel et performant, il faudra d’abord "déconstruire" les monothéismes, c’est-à-dire mettre à nu leurs tares, leurs perversités, leurs contradictions, leur dangerosité… Ensuite, pour que nous puissions nous dépêtrer une fois pour toutes de l’emprise que la religion exerce au niveau social, il va falloir légiférer pour empêcher que les fondamentalistes, surtout chrétiens et musulmans, continuent à nous imposer leurs vues et leurs credo rétrogrades sur des faits de société capitaux.

Des législations visant à endiguer l’influence de la religion dans les sociétés occidentales ont été promulguées dans les années 70 et 80. Il faut poursuivre dans cette voie-là. Je pense à l’avortement et à la contraception. Heureusement que des lois post-chrétiennes ont été adoptées pour composer avec ces deux questions sociales majeures. Si nous étions restés dans le cadre chrétien, les femmes n’auraient toujours pas droit à la pilule, ni à l’avortement. Il faut sortir du "moyen-âge du catholicisme" et faire état des réalités qui sévissent avec force en ce début du 21e siècle. Par exemple, il y a aujourd’hui une communauté homosexuelle importante, qui aspire à la paternité, à la maternité ou à la parentalité. Il faut repenser différemment la bioéthique, la famille, la transmission, l’identité…

Aujourd’hui, deux hommes, ou deux femmes, peuvent très bien avoir un enfant. Dans une logique chrétienne, c’est absolument inimaginable. Benoît XVI l’a encore rappelé dès son intronisation au Vatican. Pour le nouveau souverain pontife, l’homosexualité n’est qu’une maladie mentale, une déviance. L’Église catholique considère les homosexuels comme des êtres profondément malheureux à qui il faut prodiguer de la compassion, comme aux schizophrènes et aux handicapés mentaux. Il faudra prendre acte de l’évolution de la société si on veut relever les défis gigantesques que celle-ci nous pose: nouvelle paternité, nouvelle maternité, nouvelle famille, nouvelle parentalité, nouvelle médecine transgénique… Les Canadiens et les Québécois sont parmi les premiers peuples occidentaux à avoir pris conscience de ces redoutables enjeux. C’est ce qui explique qu’ils n’aient pas été réfractaires à légaliser les mariages entre des personnes de même sexe."

Mais l’athéisme n’a pas non plus un passé très angélique. Des myriades de massacres, de pogroms, de crimes ont été perpétrés en son nom. Les régimes sans Dieu figurent en bonne place au palmarès des horreurs et du sang versé.

"Je tiens à rappeler que l’athéisme n’a pas le monopole du mal, des crimes, des génocides commis sur la planète ces derniers siècles. L’existence de Dieu, me semble-t-il, a bien plus généré en son nom de batailles, de massacres, de conflits et de guerres dans l’Histoire que de paix, de sérénité, d’amour du prochain, de pardon des péchés ou de tolérance. À ma connaissance, les papes, les princes, les rois, les califes et les émirs n’ont jamais majoritairement brillé dans la vertu. Quant à Moïse, Paul et Mahomet, ils excellaient respectivement pour leur part dans les meurtres, les passages à tabac ou les razzias!"

Vous qualifiez la religion de Jésus de "dangereuse fiction et d’idéologie de faussaires". Pourtant, le christianisme n’est-il pas la seule des trois religions monothéistes à avoir amorcé, depuis le début des années 60, une réflexion sur plusieurs aspects de sa doctrine, dans la foulée du Concile Vatican II?

"Le Concile Vatican II, c’est la réforme de l’emballage. L’idée qu’on puisse dire que le prêtre pourra célébrer dorénavant la messe face aux fidèles et non plus en leur tournant le dos, que les hommes et les femmes pourront désormais s’asseoir ensemble à l’Église, que la prière ne sera plus récitée en latin mais en français, ou en anglais… Tout ça c’est très bien, mais, à ce que je sache, le christianisme n’a toujours pas touché à ses dogmes. Il n’a pas encore considéré qu’une femme ou un homme divorcé puisse se remarier, qu’une femme puisse devenir prêtre, ce qui pour moi aurait été vraiment une révolution. On a fait une "révolution", mais seulement dans les symboles bas. Ce n’est qu’une pseudo-révolution dans l’emballage.

Les ténors du christianisme ne cessent de claironner: "Vous avez vu tout ce qu’on a changé véritablement." Au fond, le christianisme n’a rien changé de majeur. La dangerosité est encore plus grande aujourd’hui parce que les églises se sont vidées et les gens, qui sont de moins en moins pratiquants, surtout en Occident, oublient que leur pensée est formatée par le christianisme. On a beau se dire athée ou agnostique, ou se croire complètement indépendant, il y a toujours un vieux fond judéo-chrétien omniprésent. Certes, les églises sont aujourd’hui vides, mais les cerveaux sont encore pleins du formatage chrétien, notamment en ce qui a trait à la haine du corps."

Les églises peuvent bien se vider en Occident, mais, en même temps, le pape n’a jamais été aussi populaire et écouté. Les dernières Journées mondiales de la jeunesse, organisées par l’Église catholique, ont attiré plusieurs millions de jeunes. N’est-ce pas un paradoxe?

"Ce n’est pas un paradoxe. Je crois que saint Paul passerait aussi aujourd’hui très bien à la télévision. Il utiliserait très habilement les médias au sens large, étymologique du terme – télés, radios, presse, scénographie et théâtralisation de ses déplacements… C’est ce qu’a fait pendant plus de 30 ans le pape Jean-Paul II, et ce que fait actuellement Benoît XVI. Le christianisme a une mission évangélique. À la différence du judaïsme, qui a une mission spirituelle locale, communautaire et non universelle, le christianisme et l’islam sont en plein dans le prosélytisme. Ces deux religions désirent ardemment conquérir le monde entier. Or, quand on est dans une logique universelle, on doit s’adresser à l’universel. Alors que la religion juive ne s’adresse qu’à ses fidèles, le christianisme et l’islam s’évertuent à islamiser et à christianiser toute la planète. Ces deux religions veulent être partout. Or, comment peut-on être partout aujourd’hui? En utilisant la télévision. Quand le pape se déplace, il y a une mondialisation de sa parole grâce à la télévision. On l’entend partout, dans le moindre foyer de la planète. Il y a toujours quelqu’un pour nous raconter, dans la langue du pays, le discours d’un Benoît XVI. Même s’il est loin de Rome, ses propos seront répercutés dans les favelas et dans des terroirs miséreux, où il n’y a pas grand-chose à manger, mais où il y a toujours une télévision."

Selon vous, le politique sera de plus en plus influencé par le religieux?

"George W. Bush et ses partisans exploitent sournoisement la religion pour légitimer leurs croisades militaires, qui exaspèrent chaque jour de plus en plus d’Américains. Le chrétien évangéliste de droite s’identifiant au Jésus chassant les marchands du Temple justifie l’intervention contre le régime de Saddam Hussein en psalmodiant le récit de cet épisode biblique disgracieux. Donc, beaucoup de chrétiens de droite sont résolument convaincus que Bush est Jésus avec son fouet et que Saddam Hussein n’est qu’un minable marchand du Temple.

Dès qu’un homme politique se réfère à la religion, il prend Dieu en otage pour pouvoir jouer sur les craintes et les peurs et pour mieux asseoir sa domination politique. C’est la pire des vilenies politiques que d’en appeler aux dieux pour justifier sa propre violence personnelle."

Donc, pour vous, religion et politique sont deux notions totalement irréconciliables?

"Le monothéisme n’a jamais été porteur d’un discours politique. Ni dans la Torah, ni dans les Évangiles, ni dans le Coran il n’y a une doctrine politique à proprement parler. Les monothéismes sont incapables de nous dire ce qu’il faut faire politiquement. L’islam n’apporte aucune réponse ni solution politique tangible, susceptible de résoudre les crises profondes qui révulsent aujourd’hui les sociétés musulmanes. L’islam n’est qu’une réponse identitaire à la domination américaine planétaire – domination économique, culturelle, militaire… Dans beaucoup de pays miséreux frappés de plein fouet par la crise économique, c’est le cas des contrées arabes du Moyen-Orient, la réponse religieuse est la réponse la plus convaincante pour des populations aux abois et désemparées. L’imam, qui ressasse à tort et à travers les vertus d’Allah, donne des "solutions miracles" pour apaiser la détresse et la colère des musulmans les plus déshérités. Dans tous ces pays-là, on n’a pas de travail ni rien à manger, mais on regarde religieusement la télévision chez soi. Or, que nous apprend cette télévision? Que le monde est américain: la publicité, la richesse financière, les voitures, le sexe, la pornographie, les gros salaires… On fait ainsi croire aux plus démunis que l’islam est une alternative à ce monde américain dépravé et pervers.

Ce n’est pas très prometteur."

Michel Onfray, Traité d’athéologie, Éditions Grasset, 2005, 282 p.