Country Québec
Musique méconnue, souvent méprisée, et pourtant extrêmement populaire, le country a le cul entre deux chaises dans l’identité culturelle québécoise. Musique vivante, métissée dès ses origines, elle est en perpétuelle transformation. Portrait sociologique global alors que de Saint-Tite à Brompton, en passant par Saint-Louis de Blanford, s’achèvent les festivals.
La grande question: western ou country? Les années 40 voient naître au Québec un fort engouement pour la musique country, qui pénètre alors les médias de masse. Des artistes comme le Soldat Lebrun et Marcel Martel enregistrent ou jouent en direct à la radio des œuvres originales traitant de la guerre, de la misère quotidienne, des vastes territoires du Québec, ou encore exécutent des versions françaises de grands succès américains. Aux États-Unis, le country des Appalaches, appelé à l’origine old time music ou hillbilly music, est déjà passé à l’ouest et le western swing texan fait fureur, un country influencé par les rythmes de La Nouvelle-Orléans. C’est aussi l’époque des cow-boys chantants d’Hollywood, qui ont superposé à la musique country les mythes des grandes Plaines. La mode est au western et c’est sous ce nom que le country arrive au Québec, popularisé d’abord par les musiciens de folklore. "Vécu de l’intérieur, il y a une grande continuité. Dans le monde western, il y a d’excellents musiciens traditionnels", affirme Yves Claudé, sociologue, observateur de cette culture, qui a animé de 1986 à 1991 une émission western à la radio. Avec la Révolution tranquille, le western est soudain devenu synonyme de manque de goût, de faute culturelle. "Je crois que ça fait partie des tiraillements profonds des entrailles de la culture québécoise. Il y a une stratification sociale particulière au Québec, où l’on n’avait pas de bourgeoisie nationale jusqu’à récemment. Les définisseurs de la culture furent alors la nouvelle petite-bourgeoisie qui, n’ayant que du capital culturel pour se positionner socialement, s’est mise à distance radicalement des couches populaires", poursuit le chercheur. Selon Yves Claudé, la culture western, essentiellement urbaine, est devenue celle d’un sous-prolétariat tenu à l’écart par les élites. "Quand on vit dans le monde du western, on vit quotidiennement la stigmatisation culturelle, qui vient de l’extérieur. Dès l’instant où le western a fait mine de vouloir entrer dans les châteaux forts urbains, on a commencé à tirer dessus, non pas à boulets rouges mais avec un humour un peu sarcastique qui renvoyait ces gens-là à leur condition de sous-prolétaires, de fils de paysans, de déracinés, de fils de pêcheurs qui avaient vécu la grosse misère, culturellement en marge de la société, très peu scolarisés, avec un niveau de vie extrêmement précaire. Quand on se donne la peine de regarder un peu dans l’histoire, c’est presque un tiers-monde intérieur."
Dans les années 80, le terme country est apparu au Québec comme une tentative de légitimer ce genre, désignant une musique aux accents plus modernes. "C’est comme si on sortait un nouveau country qui était plus propre, plus acceptable, plus branché", analyse Richard Baillargeon, concepteur du site www.quebecinfomusique.com. Une musique que l’historien qualifie de country de salon. "Présentement, le néo-country a retrouvé un lien avec les racines, mais au départ, c’était un peu un effet de mode. Dieu merci, ça a l’air de s’être un petit peu plus approfondi parce que si c’en était resté là, ç’aurait été très éphémère. Un exemple que je trouve très intéressant dans la jeune génération, c’est le groupe Les Ours. Ils ne se gênent pas pour dire qu’ils font du western, ne donnent pas dans la distinction: country, c’est correct, western, c’est colon. Ils invitent souvent des gens de racines, comme Gerry Joly."
LE COUNTRY EN CHIFFRES?
Il est difficile d’obtenir des informations précises sur le secteur country, dont on sait pourtant qu’il constitue un pan considérable de l’industrie de la musique. Du côté de Statistique Canada, les informations touchant les ventes de l’industrie country sont compilées dans une catégorie qui englobe aussi la musique traditionnelle: il est donc difficile de faire la part des choses. Même la Canadian Country Music Association ne s’adonne pas à la compilation de statistiques concernant la musique country au Canada. "C’est un processus très complexe et très cher. Ceux qui le font s’en servent pour la promotion de leur propre entreprise", explique Jan Cody, présidente de la CCMA. Il est d’autant plus difficile de recenser les parutions d’albums country que la très vaste majorité des artistes sont des indépendants. Au Québec, par exemple, les deux principales compagnies de disques du secteur country-western, Amical et Bonanza, ont cessé leurs activités dans les années 80. "Les majors ne sont pas intéressées à "endisquer" les artistes country", affirme Richard Baillargeon. C’est donc l’autoproduction qui a pris le relais. Les artistes font ainsi face le plus souvent à une distribution réduite. "La majorité des artistes country-western vendent eux-mêmes leurs cassettes ou leurs CD fabriqués à la mitaine; ils n’atteignent donc pas les chiffres de ventes de Céline Dion. Les gens qui achètent les disques, ce sont les gens qui sont au spectacle, alors si on chante devant 200 personnes, peut-être qu’on va vendre une cinquantaine de CD", précise Yves Claudé. Mais qu’en est-il de ces chiffres véhiculés par le milieu western, ces dizaines de milliers de copies vendues par Julie et Bernard Duguay (300 000 ventes), Renée Martel (400 000 exemplaires de la chanson J’ai un amour qui ne veut pas mourir), Aldéï Duguay (70 000 copies de ses sept albums)? Yves Claudé croit qu’il faudrait y regarder à deux fois. "Il faut faire attention. Dans le monde de l’industrie du disque, et pas seulement du western, il y a des mythes. Quand on parle de chiffres de ventes, il faut avoir à l’esprit deux choses. D’abord, c’est un monde informel, dans lequel les acteurs eux-mêmes, y compris les producteurs, n’ont pas forcément une vision économique statistiquement très précise." Le sociologue y voit également un processus de valorisation. "Je le dis avec toute la tendresse que j’ai pour le monde western, c’est aussi par compensation. Dans le monde western, on a pu étirer les chiffres, un peu comme les pêcheurs marseillais avec leurs sardines qui font trois ou quatre mètres. Je ne nie pas certains chiffres, mais il faut être prudent. Il y a effectivement eu certaines figures. Le Soldat Lebrun, Willie Lamothe, Marcel Martel ou Paul Brunelle, évidemment, au cours de carrières qui durèrent 20, 30 ou 40 ans, ont fini par vendre beaucoup de disques." Il ajoute que "de toute façon, l’intérêt d’une culture, ça n’a jamais été quantitatif".
N’empêche qu’aux États-Unis, on s’est aperçu en 1991 que les ventes de musique country étaient encore plus importantes qu’on ne le croyait. C’est cette année-là que le magazine Billboard a cessé de compiler les ventes de disques à partir des chiffres fournis par les détaillants pour se fier aux résultats produits par le système de la compagnie Soundscan. Scanner les disques lors de leur achat a dès lors permis de tenir compte de tous les produits vendus, y compris dans les magasins à grande surface (Wal-Mart, K-Mart et compagnie). On a alors découvert que le country vendait beaucoup plus qu’on ne le croyait, et ce secteur s’est hissé au second rang des ventes (17 % du marché de la musique américaine), juste derrière le rock. Au Canada, le milieu semble aussi prospérer. "Depuis quelques années, l’industrie se porte bien de nouveau. De nombreux artistes ont émergé au cours des trois dernières années, ils sont maintenant reconnus et gagnent des prix. Je dirais qu’il y a une croissance", rapporte Jan Cody.
Il demeure tout de même qu’au Québec comme dans le reste du Canada, la plupart des chanteurs et chanteuses country occupent un deuxième emploi. "La grande majorité sont des artistes indépendants. Dans la plupart des cas, ils ne peuvent vivre seulement de la musique. C’est caractéristique de l’industrie canadienne de la musique country", explique Jan Cody. "Il y a une petite minorité qui se débrouille", croit Yves Claudé, précisant que la vaste majorité ne peut pas en vivre. "Dans certaines conjonctures, certains arrivent à cumuler un peu de ressources en ajoutant la vente de disques à des cachets. De toute façon, ce n’est pas propre au monde country. Le Québec est un petit marché, la condition d’artiste en est une de survie. Alors quand, en plus, on est dans un monde culturel stigmatisé, on peut bien envoyer 40 démos aux compagnies de disques établies… Il vaut mieux avoir un autre métier que de crever de faim." Pour cette raison, le spectacle est au cœur de la culture western: les hôtels et les clubs sont depuis longtemps des lieux de rencontre privilégiés de la culture western, et le phénomène persiste. Ces endroits sont toujours nombreux, mais "ils se déplacent au fur et à mesure que la dynamique urbaine change", raconte Yves Claudé. "On voit un certain nombre de quartiers ouvriers où il y avait des clubs western subir une gentrification et ces gens-là sont repoussés vers l’extérieur, vers les banlieues." Montréal n’échappe pas à la règle. "Le Rocher Percé, par exemple, qui était au cœur d’un quartier maintenant d’élite, le Plateau Mont-Royal, n’existe plus depuis longtemps. Fernande la Gaspésienne, elle, est remontée sur Papineau, près de Beaubien, dans un quartier ouvrier qui n’est pas encore trop gentrifié", poursuit Yves Claudé. En plus des clubs, les festivals constituent l’ordinaire des chanteurs et chanteuses western. "À partir de la Saint-Jean-Baptiste jusqu’à l’Action de Grâces, il n’y a pratiquement pas une fin de semaine sans un ou même deux festivals country, de l’Acadie jusqu’en Abitibi, en passant par les Bois-Francs", affirme Richard Baillargeon.
LE NOUVEAU COUNTRY
Les festivals country et western, Sarah Bourgeois les fréquente depuis quelques années. Elle organise même des soirées country tous les dimanches à L’Escogriffe, rue Saint-Denis. "Au début, ça n’a pas été facile, on riait de nous. Mais ça s’est mis à lever tout d’un coup. Il y a quand même une vague country et folk en ce moment", explique-t-elle. Les organisateurs ne se permettent tout de même qu’un ou deux spectacles par mois, histoire de ne pas décourager les clients qui doivent alors défrayer un prix d’entrée, autoproduction oblige. Au Bar Fly, sur Saint-Laurent, les soirées bluegrass, également le dimanche, attirent plutôt une foule d’amateurs armés de banjos, guitares et mandolines qui grimpent sur scène au gré des pièces entamées. La vague touche notamment plusieurs groupes de la scène punk et alternative, qui donnent naissance à des projets country et folk: Sarah Bourgeois cite les Sunday Sinners, les CPC Gangbang, Yesterday’s Ring, issu des Sainte Catherines, les St-Sipoplettes et Malcolm Bauld des Frenetics, qui travaille maintenant à un projet solo. C’est pour ces artistes qu’elle aurait aimé présenter une scène de la relève au Festival western de Saint-Tite, projet qui n’a pas fonctionné. "Ça fait deux ans de suite qu’on va au Festival. On a aussi essayé d’en faire quelques autres. C’est l’ancienne génération, on dirait qu’ils ont peur de laisser de la place aux jeunes. Ils ont l’impression qu’on rit d’eux mais c’est pas ça! C’est très fermé." Sarah Bourgeois croit que ces festivals ne survivront pas sans laisser une place à cette relève. Le Festival western de Saint-Tite, qui en était cette année à sa 38e édition, et qui s’annonce comme "le plus grand rendez-vous de cow-boys dans l’Est du Canada", présente pourtant sa propre scène de la relève, dans un esprit plus conforme à la tradition western. Le Festival tente aussi de rejoindre un public plus vaste en misant sur le pop. Ainsi, cette année, France D’Amour côtoyait un hommage à U2 et un hommage à Green Day.
Au sud de la frontière, cette invasion du country par la scène punk et alternative semble avoir plus de succès. Cowpunk, insurgent country ou alternative country, ce vaste mouvement est représenté par des magazines (No Depression, Twangin’!), des festivals, et des compagnies de disques comme Bloodshot Records, qui produit notamment Neko Case. Wilco, Calexico, Steve Earle, Blue Mountain, The Old 97’s, les influences et les styles sont aussi nombreux que les artistes eux-mêmes. Une préoccupation pour les mouvements sociaux et des liens avec certains mouvements ouvriers sont nés dans cette vaste communauté, parfois marginalisée par l’industrie country américaine. "On a eu ça aussi au Québec, relate Yves Claudé. Ça fait au moins une quinzaine d’années que la scène punk a reconnu qu’elle avait des frères et des sœurs dans le monde country." Cette scène a parfois directement puisé dans le répertoire des chansons western pour en faire un cri de guerre. "Ces musiciens ont pu avoir des racines country-western dans leur famille et ont reconnu dans le western un protest song, mais rarement à l’origine une musique d’insurrection. Parce que pour être capable de mener une insurrection, il faut connaître le territoire, il faut s’être organisé comme classe sociale. La première génération ou même la deuxième du nouveau prolétariat urbain, qui arrive des campagnes, ce sont des gens qui sont dans une première phase d’organisation sociale. Ils sont d’abord dans une phase de survie économique, culturelle, et ils ont besoin de ce prolongement utopique qu’est le monde western. Ce n’est pas évident qu’ils rejoignent à travers ça l’utopie socialiste. Certains chanteurs country américains se sont d’emblée situés dans des mouvements sociaux. Ici, ce fut un peu différent dans la mesure où le sous-prolétariat n’a pas été aussi soutenu par les grosses structures syndicales qu’aux États-Unis, même si maintenant, évidemment, on est peut-être plus d’avant-garde sur le plan syndical qu’eux", poursuit Yves Claudé.
Peu importe à qui on parle dans le milieu, une certaine notion d’authenticité et de sincérité semble immanente à la culture western, qui a, peut-être malgré elle, étendu son influence hors de ses lieux habituels. Est-ce que la chanson western serait désormais plus légitime? "Il y a une espèce de brouillage de cartes dans le monde post-moderne actuel où on se fabrique des identités chez IKEA, à monter soi-même, et on peut avoir l’impression que le western a été reconnu. La preuve, c’est que Mara Tremblay peut faire un western maison 100 % bio et garanti 100 % politiquement correct, je suppose. C’est pas une blague qui pointe Mara Tremblay, mais il y a un espace pour des gens qui ne viennent pas de cette culture-là", croit Yves Claudé. Alors, est-ce une histoire de mode? "C’est plus qu’une mode, c’est vraiment une mutation culturelle, tranche-t-il. L’édifice de la culture nationale s’est, sinon effondré, du moins fortement fissuré, il y a de la place pour des hybridations. Mais à l’intérieur de ces hybridations, de cette récupération de la culture populaire, il y a le grand jeu de la légitimité. Même si c’est dans un contexte apparemment très cool, où tout le monde est copain-copain, il n’en reste pas moins qu’il y a une stratification culturelle qui se superpose, pas tout à fait ajustée à la stratification sociale, et quand on est un vrai western, on est au bas de l’échelle. Et il y a peut-être des gens qui se servent de notre tête comme d’un marchepied pour se faire une place dans un monde radio-canadien. C’est un phénomène de reproduction et de mutation des élites culturelles. Et ce n’est pas Julie Daraîche qui est à la place de Mara Tremblay."