Société

Ennemi public #1 : Le baume de tigre

– Traître! beugle un spectateur, invisible dans la marée noire de la foule.

– Judas! hurle un autre.

Bob Dylan sourit, passe la courroie de sa Telecaster derrière sa tête, et fait claquer les premiers accords de Like a Rolling Stone. Venu entendre le messie américain de la folk pour finalement découvrir que son héros est passé au rock, le public anglais lui crie son mécontentement. Il hue. Il chahute. Dylan se tourne vers ses musiciens et leur balance, toujours avec ce sourire qui lui barre la face: "Play it fucking loud!"

C’est drôle quand même, cela fait un moment que je cherche la bonne manière de répondre à un lecteur qui reprochait aux chroniqueurs "d’humeur" de ne pas toujours traiter de la nouvelle avec le même souci de pureté journalistique que les éditorialistes qui, eux, n’étalent pas leurs états d’âme et se contentent d’une analyse froidement objective des faits.

Ça prenait Bob Dylan pour l’illustrer parfaitement dans cet extrait de No Direction Home, le nouveau film de Scorsese qui lui est consacré.

La chronique, c’est bien sûr l’information passée à travers le filtre de son auteur, mais c’est aussi un coup de poing, un hurlement, un truc viscéral. C’est un véhicule métamorphique qui force son auteur à se repenser et, si possible, à sortir de la track, et surtout de la sienne. À atterrir là où on ne l’attend pas, et même, de temps en temps, à emmerder un peu les lecteurs qui l’aiment le plus passionnément dans ses petites habitudes et dans ses mignonnes pirouettes.

Car "on peut aussi tuer quelqu’un à force de trop de gentillesse", raconte encore Dylan dans ce film, expliquant sa réaction détachée face au rejet des puristes folk qu’il accueillait finalement comme une bénédiction.

Cela m’a rappelé ces lecteurs – en fait, ce sont surtout des lectrices – qui louangent la qualité de l’écriture, mais en oublient jusqu’au sujet des chroniques, tout obnubilés qu’ils sont par la délicate architecture d’une phrase, comme s’il s’agissait d’une finalité. Dès lors, vous le saurez, quand je sacre, que cette chronique sent un peu la robine, la dope ou le cul, c’est un peu pour rappeler à ceux-là que derrière les mots, il y a des gens, des choses, du relief, un tentative de montrer le réel. Et que le réel ne ressemble pas toujours à un bouquet d’oiseaux du paradis.

D’ailleurs, à ces admirateurs béats, je préfère encore ceux qui maugréent, qui m’invectivent ou m’interpellent avec une écœurante familiarité. Eux, au moins, forcent l’imagination. Comme celui qui, la semaine dernière, me garrochait, à propos du débat-spectacle: "Tout est un show, même toi Desjardins quand tu travailles, tu donnes un show." S’il savait… Tous les mardis, je suis debout, en bobettes, derrière mon ordi au bureau. Je me passe les Walkyries de Wagner en hurlant les vertus de l’odeur du napalm au petit matin, et je tape cette chronique à un doigt, en faisant des arabesques, pour le plus grand bonheur de ces dames esthètes qui me lisent, et aussi des filles du bureau qui en profitent pour mater mes cuisses de cycliste et mon cul de joggeur.

Me croyez pas?

Anyway, trois ans maintenant que je fais l’exercice hebdomadaire, trois années au cours desquelles, à quelques reprises, quand l’actualité prend une tournure insupportable, quand le discours devient aussi prévisible et ronflant qu’il l’est actuellement devant tous les Proulx et les Mailloux de ce monde, quand les scandales politiques s’accumulent à la vitesse de pointe d’un Challenger ministériel, quand les politiciens municipaux partagent la même mortifère litanie pour intoxiquer l’électorat, et qu’à ce moment, il m’est, pour des raisons d’hygiène mentale, parfaitement impossible de reprendre ma place dans la chorale éditoriale, je passe en quelque sorte la courroie de ma Telecaster, puis je change de toune… Si j’avais un band, je lui ordonnerais moi aussi: "Play it fucking loud!" Pas pour enterrer les huées, ça, je peux toujours vivre avec, mais plutôt pour vous faire oublier cet acouphène de l’information qui nous vrille l’âme.

ooo

Je lisais, il y a quelques jours, cette citation de Whitman qui disait que le poète doit s’efforcer de "glisser un rire sauvage dans la gorge de la mort"; c’est d’ailleurs précisément ce qu’un Bob Dylan fait.

Le chroniqueur, lui? Je ne peux dire pour les autres, mais précisons que je n’ai surtout pas cette prétention. On ne parle pas d’art ici, bien qu’il y ait une volonté littéraire, ni vraiment de journalisme, bien qu’il y ait une volonté de passer de l’information.

Cette chronique, je la souhaite plutôt comme un médicament pour la congestion médiatique. Ou mieux, comme du Tiger Balm, savez, cette pâte qu’on se met sous le nez ou sur la poitrine pour dégager les voies respiratoires.

Quand je beurre trop épais, ça brûle, ça irrite, c’est certain. Mais les fois où je dose juste, peut-être rarement, je ne sais pas, mais ces fois-là, je voudrais que vous lisiez la dernière ligne et que vous vous sentiez différemment qu’à la première. Comme si, pendant quelques minutes, vous respiriez juste un tout petit peu mieux.