Société

Ennemi public #1 : Plus vivant

On fait bien mal la promotion du livre, et plus particulièrement, de la littérature.

Plutôt que d’en décliner les nombreuses vertus, comme s’il s’agissait de brocoli ou de poissons riches en oméga-3, on devrait en exposer les dangers, ce qui est nettement plus racoleur.

On parle bien de dangers ici, d’un sport extrême de l’intellect, car il est de nombreux romans et poèmes desquels on ne ressort pas tout à fait indemne. Parfois, ce sont des égratignures, et d’autres fois, des fractures ouvertes. Ils sont autant d’expériences qui, à la longue, tracent un profond sillon dans les esprits jeunes, influençables, et déterminent un parcours de vie difficilement réconciliable avec le conformisme ambiant.

Ça peut commencer avec L’Attrape-cœur, de Salinger, qui fout un cafard du diable, mais qui, surtout, commence d’instiller une forme de doute par rapport à cette vie que l’on traverse parfois en touriste, sans trop savoir si on a envie du forfait tout inclus qu’on nous propose. Puis vient Kerouac et son "madness of the world", auquel il répond par une fuite enfumée, jazzée et sexée à travers l’Amérique. Et vlan, Rimbaud dans les dents, de concert avec Blake, Aldous Huxley et même Jim Morrison, il t’aiguille vers le "dérèglement raisonné de tous les sens", et t’es là, comme un con, à chercher l’illumination dans ce court moment qui précède l’ivresse, un nano-instant dont la durée ne dépasse guère celle de cette lumière mauve qui tapisse le monde avant que ne s’éteigne le soleil mourant.

Un jour, tu finis par comprendre que ce dérèglement des sens se vit aussi à travers les mots, dans le texte, et pas seulement dans l’alcool ou la dope que tu prends. C’est là que tu te rends compte qu’on fait bien mal la promotion de la littérature à laquelle on devrait réserver le traitement alarmiste qu’elle mérite, puisqu’elle devrait être considérée comme ce qu’elle est vraiment: une drogue.

D’ailleurs…

On fait bien mal la prévention en matière de drogues.

Et c’est parce qu’on l’aborde encore avec une posture manichéenne. En prendre, c’est mal. Ne pas en prendre, c’est bien.

On évacue toute notion de plaisir, de découverte, et les rites de passage qui s’y rattachent, comme si, en démonisant la chose, en déposant le germe de la peur dans les consciences, on allait en venir à bout. Des risibles campagnes du reefer madness des années 30 où l’on avançait que la marijuana poussait au meurtre ou au suicide, jusqu’au navrant spectacle télévisuel de flics arrachant des plants de pot dans les champs de maïs, on considère la drogue comme un problème, alors qu’il s’agit plus souvent d’une solution qui se transforme en problème. Un inhibiteur de l’ennui qui finit cependant, si on en abuse, par alimenter le mal de vivre.

Je me demande si ce n’est pas la paresse plutôt que la morale qui nous empêche de tenir un discours sensé à ce sujet? Car au fond, il est bien plus ambitieux et fatigant d’inculquer des notions de responsabilité et de modération que d’interdire, non?

Chose certaine, l’erreur fatale, c’est de croire que l’on peut alimenter le climat de peur et d’ignorance propre à cette interdiction en faisant planer le spectre de la dépendance, de la prison ou de la misère sur des ados qui, puisque c’est de leur âge, se croient au-dessus de tout, même de la mort.

C’est là que la prévention devient un véritable appel à la transgression, un discours qui est à peine plus brillant que celui qui suspend au-dessus de la tête de ces mêmes "invincibles" la menace de maladies cardio-vasculaires pour les encourager à la pratique du sport.

D’ailleurs…

On fait bien mal la promotion du sport.

Et c’est parce qu’on tient ici aussi un discours erroné, soit celui des calculs comptables d’un gouvernement qui voit son système d’assurance maladie craquer sous le poids de la démographie et d’une épidémie d’obésité.

Comme on fait la promotion de l’art pour l’art, il faudra aussi faire celle du sport pour le sport. Pas seulement le sport contre la bedaine, contre les maladies, contre le cholestérol, contre la vieillesse, mais le sport pour le plaisir, pour l’adrénaline, pour le sentiment de s’extraire de la morosité du quotidien autrement qu’en s’effondrant devant la télé.

Le sport pour cette hyper-conscience de soi qui se déploie quand tu arrives au bout de tes forces à la fin d’une longue course à pied, concentré sur ta douleur, sur l’air qui te brûle les bronches, ou quand, en te propulsant à toute vitesse dans un sentier de vélo de montagne, tu entends ta pulsion de mort qui te cogne dans les tempes au même rythme que ton sang, et tu te sens tellement bien que tu ne peux faire autrement que de hurler.

On fait bien mal la promotion du sport dont on devrait nous dire qu’il nous rend plus vivant à force d’innombrables petites morts. Un peu comme certains livres, dans lesquels on plonge, comme en apnée, et dont on émerge en prenant une énorme inspiration.

Vous ai-je dit qu’on fait bien mal la promotion du livre?