Le ministère de la Vérité
Le Far West moral qui prévaut sur Internet a permis à bon nombre d’entreprises vendant des systèmes de filtrage de sites pornographiques de faire des affaires d’or. Mais plusieurs d’entre elles préfèrent ne pas mentionner qu’elles participent également à un vaste réseau de censure de l’opinion dans des pays dictatoriaux.
L’Open Net Initiative (ONI), un groupe d’universitaires dévoués à un accès libre à Internet, accuse Secure Computing et Cisco, deux grands noms américains de l’informatique, de participer à la censure d’Internet dans des pays aussi peu démocratiques que l’Iran et la Chine. Leur méfait? Fournir une technologie permettant le blocage de sites de droits des homosexuels, de partis d’opposition, de blogues populaires, ainsi que la surveillance électronique et l’interception des courriels. Big Brother est bien vivant.
Formée de chercheurs des universités de Toronto, Harvard et Cambridge, l’ONI se donne pour mission de dépeindre un portrait précis de la censure d’Internet dans divers pays. "Avant le début de nos recherches, il y avait beaucoup de rumeurs vagues de censure d’Internet", explique Ronald Deibert, directeur du Citizen Lab de l’Université de Toronto, partenaire de l’ONI. "Alors, nous avons décidé d’ajouter une rigueur scientifique au débat." Les membres de l’ONI testent donc un grand nombre de sites Internet à partir de l’intérieur des pays visés afin de déterminer la nature des adresses bloquées, ainsi que la méthode utilisée pour contrôler la liberté des internautes. Leurs conclusions, disponibles sur le Web, démontrent une hausse de la censure dans de nombreux pays et un raffinement des méthodes grâce à l’intervention de compagnies américaines. L’engorgement des marchés occidentaux pousse les compagnies d’informatique à se faire compétition dans des économies émergentes, quitte à adapter leur technologie aux besoins particuliers de certains États autoritaires. Une dérive inquiétante, croit Ronald Deibert: "Comment ces compagnies peuvent-elles continuer de vendre leur technologie, demande-t-il, sans considérer qu’elle est utilisée pour limiter la liberté d’expression et l’accès à l’information, une violation fondamentale de la Déclaration des droits humains de l’ONU?"
L’AXE DU MAL
Une de ces entreprises se nomme Secure Computing. Un récent rapport de l’ONI brossant le portrait de l’accès à Internet en Iran indique que les autorités du pays utilisent le système Smart Filter, produit par ce fabricant américain. "Dans les faits, accuse le document, l’Iran délègue plusieurs décisions concernant ce à quoi ses citoyens peuvent accéder sur Internet à une compagnie américaine, qui en retour s’enrichit de sa complicité avec un tel régime."
Les auteurs affirment que le système de censure en Iran est un des plus efficaces au monde grâce à ce filtre qui permet de sélectionner des catégories de sites à bloquer et d’ajouter manuellement des adresses indésirables. Une mise à jour des sites à bannir est ensuite envoyée quotidiennement par les serveurs de la compagnie. Selon Secure Computing, Smart Filter s’adresse principalement aux compagnies désireuses d’empêcher leurs employés de naviguer sur des sites inappropriés durant les heures de travail. Mais cette même technologie peut aussi bien s’appliquer à des systèmes nationaux, à travers les fournisseurs de services Internet.
Les chercheurs de l’ONI écrivent que l’Iran bloque plus de 30 % des adresses testées; principalement des sites liés à la pornographie, mais aussi à la politique et aux droits humains. Sur les sujets portant directement sur l’Iran, les sites bloqués démontrent une réelle volonté de contrôle de l’information. En effet, 98 % des sites traitent de politique, 96 % incluent des questions religieuses et sociales, 77 % permettent de naviguer de façon anonyme et 15 % sont des blogues. L’ONI souligne que les sites en persan, la langue nationale, subissent une plus grande censure que les sites étrangers.
Une certaine polémique entoure toutefois la présence de Smart Filter en Iran. Les autorités du pays ont admis qu’elles utilisaient le logiciel produit par Secure Computing, mais cette dernière nie toute implication dans la vente de cette technologie puisqu’un embargo interdit le commerce des compagnies américaines avec l’Iran. Secure Computing estime que l’Iran a obtenu illégalement une copie du logiciel. Son responsable des communications, David Burt, affirme que Secure Computing bloque également les demandes d’accès au serveur qui proviennent d’Iran. Toutefois, la compagnie n’a pas intenté de poursuite judiciaire pour faire cesser l’utilisation frauduleuse de son système.
Ces explications laissent Ronald Deibert sceptique. Si les filtres devaient opérer sans les mises à jour quotidiennes, explique-t-il, le système deviendrait vite désuet. Au contraire, les recherches de l’ONI démontrent un raffinement de la censure en Iran. Et il ajoute: "Pourquoi Smart Filter inclut-il des catégories comme "Organisations non gouvernementales" si ce n’est pour plaire aux régimes non démocratiques?"
Quoi qu’il en soit, Secure Computing ne cache pas qu’elle possède d’autres clients dans la région. Smart Filter est à l’œuvre notamment en Arabie Saoudite. La compagnie prend-elle des mesures pour éviter que sa technologie ne serve à bafouer les droits humains dans ce pays autoritaire? "Nous laissons ça aux clients, tranche David Burt. Les Saoudiens, précise-t-il, souhaitent particulièrement bloquer les sites pornographiques." Mais il admet que les dirigeants peuvent tout aussi bien cocher les cases "politique" et "ONG".
CISCO ET LE MIRACLE CHINOIS
Le cas de Cisco en Chine, quant à lui, reflète la bataille féroce des entreprises occidentales pour l’Eldorado oriental. La Chine compte 103 millions d’usagers d’Internet, mais cela ne représente que 7,9 % du marché disponible! Les recherches de l’ONI démontrent que Cisco a participé de près à la mise sur pied d’un système de filtres capables de détecter des mots-clés dans le cyberespace chinois, tels "Falung Gong" ou "démocratie", et d’en bloquer l’accès.
Et Cisco ne peut pas prétendre à l’innocence dans ce dossier, estime l’auteur Ethan Gutmann, un ancien consultant à Beijing qui a révélé les dessous de l’implication américaine dans l’Internet chinois. Son livre, Losing the New China, démontre que Cisco a adapté sa technologie pour satisfaire précisément les exigences du Parti communiste chinois. Les routeurs mis en place par le fabricant permettent de filtrer des adresses Internet, mais également des pages spécifiques d’un site. "Cela donne aux Chinois une vision très altérée du monde", affirme-t-il.
Cisco a aussi créé Policenet, un système intégrant diverses sources d’information sur un individu. Un policier chinois a ainsi accès au dossier d’un automobiliste, mais aussi à un rapport sur ses agissements au travail, l’histoire de sa famille, son implication politique, etc. Si cela ne suffit pas, les autorités peuvent lire ses courriels des 60 derniers jours et retracer ses activités sur le Web. "Le but de Policenet est l’autocensure, explique Ethan Gutmann. Le Bureau de la sécurité publique a annoncé ouvertement qu’il possédait cette technologie. Alors, les citoyens ne savent jamais s’ils sont surveillés. Mais si tu aimes ta situation sociale, tu assumes que tu es surveillé", ajoute-t-il. La prison n’est d’ailleurs pas la sanction la plus répandue. Les autorités utiliseraient plutôt ces informations pour mettre de la pression sur les dissidents. "Leur but est de te faire accepter les objectifs du parti."
Il existe des moyens de contourner la censure: "Ça prend un effort personnel et il y a certains dangers", estime Ronald Deibert. Certains internautes expérimentés utilisent des logiciels pour naviguer anonymement, ou alors se connectent sur un ordinateur hors du pays. Mais plusieurs citoyens ne réalisent tout simplement pas la situation: "Ils reçoivent un message indiquant "erreur", illustre le chercheur, et ils présument simplement qu’il n’y a rien à voir."