Militer léger
Société

Militer léger

Pendant qu’en Norvège, on invente la porno écolo, qu’aux États-Unis, on montre ses fesses pour défendre à peu près n’importe quoi et qu’en France, des commandos d’étudiants environnementalistes vandalisent les 4 x 4, au Québec, on mise sur la culture de la rue. Trop sages, nos militants?

Le 14 février 2004, sous le mot d’ordre d’Opération Pepto-Bismol, des membres du collectif Les Panthères roses, mouvement queer radical basé à Montréal, ont vomi des litres de soupe aux pois dans des magasins et des bars appartenant à des hommes d’affaires gais du Village et ont distribué de faux coupons-rabais, symbolisant "le règne du dollar rose et la mise au pas des gais et lesbiennes dans la société actuelle". L’objectif: dénoncer la Saint-Valentin, une fête "ultra-commerciale". Résultat: une couverture médiatique un brin outrancière pour un message somme toute plutôt opaque: "On ne proposait rien de constructif, c’était gratuit, un peu pipi-caca, admet Minoune, membre actif du groupe. Depuis, on a fait mieux. On peut se permettre à peu près n’importe quoi parce qu’on joue sur l’identité sexuelle, mais on essaie de transmettre un message intelligible." De marches funèbres pendant la Fierté gaie en faux divorce au beau milieu du Salon du mariage gai, Les Panthères roses s’inspirent directement de méthodes très répandues en Europe et aux États-Unis, misant sur des actions très ciblées, rapides, spectaculaires et parfois franchement douteuses. Avec toutefois un sérieux bémol: pas question de mettre en danger qui que ce soit: "On se tient toujours à la frontière de l’illégalité, sans la dépasser. Mon but n’est pas d’avoir un casier judiciaire."

"Recyclez la porno!" Le mouvement écologiste norvégien Fuck for Forest sait comment appâter le chaland à grands coups de slogans bien sentis. Sur son site Internet, des jeunes gens en tenue d’Adam badinent joyeusement sous les arbres centenaires et des phallus fluo géants côtoient le fameux logo de recyclage. "Qu’est-ce que la nature vous a donné?" nous balance-t-on comme avant-goût de ce que notre visite nous réserve. Ici on fait dans le film d’auteur pornographique à vocation sociale: les amateurs envoient leurs œuvres au groupe, qui les met à la disposition du visiteur sur son site, moyennant une contribution de 15 euros par mois. Le sexe au service de l’écologie, il fallait y penser. Pour Leona Johansson, 21 ans, et Tommy Hol Ellingsen, 28 ans, initiateurs de cette brillante idée, Fuck for Forest est un outil de lutte comme un autre, doublé d’un discours, sérieusement douteux, vantant les mérites d’une sexualité "ouverte d’esprit" pour contrecarrer "notre façon non naturelle de traiter notre planète". Et ça marche: plus de 100 000 euros auraient été récoltés depuis le début de l’aventure.

Décomplexés, les Européens ont opté pour les moyens les plus tordus et pas nécessairement les plus raffinés afin d’attirer l’attention des médias, en particulier depuis la fin des années 90, époque bénie des commandos écolos en tous genres, petits frères de Greenpeace: arrachage de panneaux d’information, versage de plâtre dans les réservoirs des exploitants forestiers, plantage de clous dans les arbres pour enrayer les chaînes des tronçonneuses et, au passage, causer quelques blessures graves chez les travailleurs forestiers. Méthodes largement recyclées en milieu urbain. Dernier avatar, à Paris: les exploits des Dégonflés, un groupe d’étudiants spécialisés dans le dégonflage de pneus de 4 x 4 en pleine nuit. La bande de copains activistes aime particulièrement maculer de boue les gros tout-terrains, sous le leitmotiv "puisque ces véhicules ne vont jamais à la campagne, nous allons la leur apporter".

Au Québec aussi, on s’en prend aux grosses voitures, mais à l’action directe on préfère le symbolisme. Cet été, à l’initiative de l’Action terroriste socialement acceptable (ATSA), des brigades de "citoyens" ont distribué de fausses contraventions aux propriétaires de ces engins. Impact médiatique garanti, pas de violence, mais un choix stratégique à l’éthique questionnable que défend farouchement son initiatrice, Annie Roy: "Il faut faire appel à la responsabilité individuelle du citoyen pour changer les choses, par des gestes forts, controversés. C’est là que se situe le réel pouvoir et nous ne faisons qu’user de notre droit de réplique." Pour "briser le statu quo", tous les moyens seraient donc bons. Du moins dans les limites du raisonnable, car en réalité Les Panthères roses font plutôt figure d’exception, au même titre que Les Décorateurs engagés et Splat-Montréal, groupes aujourd’hui disparus qui ont œuvré en 2002 dans le vandalisme en s’attaquant notamment aux camions publicitaires qu’ils arrosaient copieusement de peinture pour "combattre la culture déshumanisante et autodestructrice du capitalisme".

Les militants de Réclame ta rue! prennent possession, une journée par an, d’un bout de rue de Montréal, en interdisant l’accès aux automobilistes. Photo: (c) ::neonyme.photo

Au Québec, les méthodes agressives, choquantes ou trop dérangeantes pour le public ne font pas recette et les médias doivent compter sur les groupes importés de l’étranger pour se mettre du spectaculaire sous la dent. Le papa de Fathers 4 Justice, groupe né en Grande-Bretagne, en sait quelque chose, lui qui n’espérait sûrement pas déclencher un tel tollé en se juchant sur le pont Jacques-Cartier. Tandis qu’aux États-Unis, les membres d’Axis for Eve, vêtues d’une petite culotte, clament "À poil, Bush!", ou que ceux de Baring Witness utilisent leurs corps nus et allongés sur le sol pour composer des slogans tels que "Paix" ou "Votez", chez les militants québécois, la mode est au happening pacifique et on préfère de loin le déguisement à la nudité, même si les slogans restent sensiblement les mêmes. Ainsi, les sympathisants écologistes de La Fanfare du bonheur, un groupe d’artistes créé cet été et œuvrant contre la pollution automobile, se spécialisent dans la performance engagée mais, dixit Nathalie Michaud, l’une des fondatrices, "entendent sensibiliser dans la plus franche rigolade, sans agressivité envers les automobilistes". Couverts d’une combinaison protectrice et faisant mine de respirer l’air pollué sortant des pots d’échappement à l’aide d’aspirateurs, les membres du groupe sermonnent gentiment les automobilistes. Une méthode d’action dite "inclusive", voisine de celles menées par l’Unité théâtrale d’intervention loufoque, qui a notamment été présente lors de manifestations contre la guerre en Irak.

De fait, des méthodes guerrières ne subsiste le plus souvent que la rhétorique. S’annonçant à grands coups de communiqués enflammés, les militants de Réclame ta rue! prennent possession, une journée par an, d’un bout de rue de Montréal, en interdisant l’accès aux automobilistes. Le groupe reprend à son compte la méthode du commando-surprise, mais une fois sur place, appelle les sympathisants à faire de la musique, du skate, des projections vidéo ou encore de la danse, le principe voulant que ces activités soient proposées gratuitement, en opposition à "la logique marchande" de la société capitaliste dont la voiture serait le plus éminent symbole. On est très loin des die-in (sorte de sit-in où les corps allongés personnifient des cadavres) d’Act-Up, groupe œuvrant en Europe et aux États-Unis qui est à la lutte contre le sida ce que Greenpeace est à la défense de l’environnement et qui est connu pour l’agressivité, voire la violence de ses méthodes d’action.

Nicolas Mainville, coordonnateur à la campagne boréale et aux communications pour la Société pour la nature et les parcs du Canada, biologiste et cofondateur de l’émission radiophonique Délirium environnemental, est bien obligé de l’admettre: "L’action la plus radicale que les groupes écologistes aient faite au Québec a consisté à s’enchaîner aux arbres sur l’île René-Levasseur." Même constat de la part de Marco Sylvestro, docteur en sociologie dont les recherches ont porté sur la pensée politique radicale et qui s’est impliqué dans différents groupes de gauche, comme l’Union paysanne ou encore la CLAC: "Le Québec a connu quelques luttes violentes dans les années 70 et la désobéissance civile a fait son apparition avec la réunion de l’Accord multilatéral sur l’investissement en 1998, portée par des groupes comme SALAMI, mais ces tactiques commencent à atteindre leurs limites." Ce qui n’a pas empêché des étudiants de protester en se promenant à pied sur l’autoroute… en pleine heure de pointe.

À défaut d’idées, la mise en danger de soi-même constituerait l’ultime outil de persuasion. Marco Sylvestro y voit même une tendance: "Monter à pied sur l’autoroute, c’est radical, comme l’a été le geste de Kathy Pitre, de Guindonville, juchée sur le toit de sa maison et enchaînée à un baril de béton de 360 kilos. Les Québécois ont une très haute idée de la valeur de l’individu, ces actions ont donc plus de chances de bénéficier de la sympathie du public. A contrario, choquer ne servirait à rien. Fuck for Forest ne marcherait pas au Québec."