Jean Ziegler : Heureux les oligarques
Société

Jean Ziegler : Heureux les oligarques

Jean Ziegler, essayiste, rapporteur spécial de l’ONU pour le droit à l’alimentation, bête noire des Américains et grand admirateur des philosophes des Lumières, pourfend depuis 30 ans l’ordre mondial. Dans son dernier opus, L’Empire de la honte, la charge vise les multinationales. À fond de train…

Vous décrivez dans votre livre des institutions internationales impuissantes et corrompues. Pourtant vous travaillez pour l’ONU depuis cinq ans. Est-ce simplement pour faire rager les Américains?

"L’ONU a 60 ans aujourd’hui et elle est à terre. Le secrétaire général est paralysé, les Américains dictent leurs lois. On redéfinit la torture, qui ne sera plus synonyme de douleur mais sera réduite au concept de mutilation permanente; on rend possible la guerre préventive en redéfinissant l’article 51; l’aide au développement n’est plus une obligation internationale, puisqu’on efface toute référence au fameux 0,7 % du produit intérieur brut, et elle est laissée entre les mains de l’humanitaire. Le programme alimentaire mondial a vu son budget réduit de 30 % entre 2003 et 2005. Sur des points essentiels, les droits de l’Homme, la sécurité collective et l’aide au développement, l’ONU a perdu. Mais en même temps, ce sont les 111 articles de la Charte et la Déclaration des droits de l’Homme qui contiennent les principes de la civilisation humaine. Ce sont eux qu’il faut défendre, parce qu’ils sont les derniers bastions de la civilisation contre le capitalisme sauvage. Je suis donc persuadé que je dois continuer mon travail. Ceci étant, les conditions du combat n’ont jamais été aussi désastreuses!"

Vous racontez d’ailleurs dans votre livre les manœuvres des services américains pour vous évincer et vous situez le siège décisionnel des Nations Unies dans le sous-sol de la Maison-Blanche. Un peu excessif, non?

"C’est tout sauf une image d’Épinal, et la guerre en Irak en est la plus puissante illustration. Cette guerre s’est faite en violation totale du droit international. Les grandes sociétés pétrolières texanes, dont M. Bush et son gouvernement sont la création, puisque sa fortune vient de là, que Condoleezza Rice était chez Chevron, que Dick Cheney était le président de Halliburton, voulaient contrôler les deuxièmes réserves pétrolières au monde. Elles ont donc organisé le hold-up contre l’Irak de mars 2003, en avançant un argument qui était un pur mensonge dès le début, même selon la CIA. C’est l’Empire contre les Nations, l’arrogance contre la raison, la force contre le droit. C’est aussi simple que ça. Même si se greffent dessus d’autres éléments, dont le fondamentalisme religieux, auquel répond comme un miroir la folie djihadiste."

Le Hamas est l’une de ces folies auxquelles vous faites référence dans votre livre, en réaction à l’agression israélienne. Qu’entrevoyez-vous pour la Palestine si elle se libère un jour du joug israélien?

"Je crois que seul l’État de droit est légitime pour faire face à l’arbitraire du terrorisme et du terrorisme d’État. Mais lorsque la communauté internationale laisse se développer ce terrorisme d’État, en face, les forces démocratiques sont liquidées. Poutine rase les villes tchétchènes et ce sont les Wahhabites, les plus fanatiques, qui se constituent en véritable résistance. La Palestine est aussi un cas typique. Sharon pratique le terrorisme d’État, notamment en empêchant l’accès à l’eau dans les territoires occupés. Il faut un État palestinien indépendant, avec des frontières ouvertes, un État démocratique, basé sur les territoires occupés de 1967, et imposé par la communauté internationale. Dans ce cadre, si un parti inspiré par le Hamas gagne des sièges au parlement, ses représentants seront légitimés d’être au pouvoir. Si ça ne se fait pas, il existe un danger très grand de voir naître une théocratie."

À vous lire, on a le sentiment que vous décrivez un axe du mal qui serait formé par les États-Unis, la Russie et Israël.

"Sharon, Poutine et Bush sont des auxiliaires. Le vrai pouvoir, ce sont les sociétés transcontinentales privées. Elles sont 85 000 dans le monde et les 500 plus grandes ont contrôlé 52 % du produit planétaire brut l’année dernière. Elles monopolisent le pouvoir économique, et donc politique, un pouvoir qu’aucun empereur, ou roi, n’a jamais possédé sur cette planète."

À propos de rois, vous faites très souvent référence aux révolutions française et américaine pour illustrer le fait que les disparités entre pauvres et riches n’ont jamais été aussi grandes. C’est donc pire que sous les anciens régimes monarchiques?

"Les valeurs des Lumières sont devenues des normes, des institutions politiques. Le premier droit de l’Homme inscrit dans la déclaration américaine concerne le droit au bonheur, ce que Saint-Just a repris plus tard. Il stipule que la société est construite en vue de l’organisation du bonheur commun, et non pour une maximalisation du profit. À l’époque, le bonheur commun était une utopie, parce que les forces de production n’étaient pas suffisamment développées, tandis qu’aujourd’hui, l’organisation du bonheur commun serait pour la première fois possible. La tragédie, c’est que se produit dans le même temps un phénomène de reféodalisation, une captation de ces richesses par des oligarchies infiniment plus puissantes."

Citer Saint-Just et défendre l’idée du droit au bonheur, notion toute subjective, n’est-ce pas un peu pernicieux?

"Les hommes des Lumières ont toujours fait la distinction entre le bonheur matériel, que l’homme peut organiser, et la notion subjective, dont le corollaire est le malheur invincible, la mort, la solitude. Je parle donc du bonheur matériel, qu’il est possible d’organiser collectivement, sachant qu’échappent à l’action collective un grand nombre de malheurs liés à la condition humaine. Le manque d’amour, la solitude… Si déjà on arrivait à vaincre la faim, l’épidémie, la guerre, l’écrasement du plus faible par le fort, le monde aurait fait un saut extraordinaire."

Vous proposez des mesures concrètes pour atteindre cet objectif.

"En ce qui concerne la faim, si les pays industriels éliminaient les subventions à l’exportation de leurs produits agricoles, le dumping cesserait. Il faudrait aussi éliminer l’endettement. Les 122 pays du tiers monde, dans lesquels vivent les trois quarts de l’humanité, sont garrottés par une dette extérieure de 2 100 milliards de dollars, qui empêche tout investissement social. Et qu’on ne me dise pas qu’effacer la dette serait une catastrophe économique: durant la crise boursière, de 2000 à 2002, les valeurs détruites ont été 70 fois plus élevées que la valeur cumulée de la dette extérieure de l’ensemble des 122 pays du tiers monde, et le système bancaire mondial ne s’est pas effondré pour autant!"

Encore faut-il avoir une foi inébranlable en la nature humaine. Lorsque vous soulignez la corruption des élites dans les pays du tiers monde, vous en rendez une fois encore responsables les sociétés transcontinentales. Mais où est donc la société civile?

"La corruption est un cancer dans tous les pays d’Amérique latine, d’Afrique et du Sud-Est asiatique. Elle se produit aussi au Canada mais face à elle, il y a une réaction parce que le Canada est un État de droit. Derrière la corruption, il y a la faiblesse totale des institutions garantes de l’intérêt public, donc de l’État. Pourquoi cet État est-il faible? Parce que ses ressources premières sont pillées par les sociétés transcontinentales. La corruption dans ce cas est un épiphénomène, le symptôme d’un mal plus profond. Ceci étant, c’est vrai que la société civile fait cruellement défaut dans bien des pays. Mais les choses évoluent. Nous étions 150 000 à Porto Allegre en janvier dernier, représentant plus de 8 000 mouvements sociaux, la plupart tout à fait nouveaux. C’est un espoir énorme, même si nous n’en sommes qu’au début du combat."