Gilles Vigneault : Papy fait de la résistance!
Quel destin pour le Québec? Que faire des honneurs canadiens? Ces temps-ci, il faut faire tout un doux détour par la tradition pour l’entendre sortir de sa réserve. Car à l’âge où d’autres soupirent sur leur jeunesse en évoquant l’époque de la lampe à huile, notre très espiègle monument national publie un livre sans musique, et lance un disque sans paroles fort à propos.
ROAD-REELS?
Mince comme un mime muni de mains de pianiste, Gilles Vigneault est, comme Charlie Chaplin le fut, un compositeur qui ne maîtrise aucun autre instrument que sa propre voix. Un mélodiste qui, depuis un demi-siècle, se fait assister d’un pianiste ou d’un violoniste opportun qui met en musique ses fredonnements. Partant de ces esquisses intérieures, Vigneault s’applique, en nomade, au fil venteux des villes et des villages, de Natashquan à Paris, à nommer son peuple de sédentaires des glaces. Ainsi ce disque, le premier qui n’est que musique, fut lui aussi pondu sur la route, par des êtres confinés dans une voiture, comme un enfant attendu sachant surprendre encore.
Les prémices originelles de ces 15 road-reels plutôt complexes sont donc, au départ, d’une simplicité déconcertante. "Dans ma vie, j’en ai composé beaucoup de chansons en turlutant entre Chandler et Chibougamau, entre Rouyn-Noranda et Lac-Mégantic. Ces musiques-ci, je les ai fredonnées en pleine nuit sur la route, lors de tournées, entre Rennes et Strasbourg, entre Paris et Nice… Je me mettais à siffler, un musicien assis près de moi notait, et les kilomètres finissaient par faire des milles…", dit Vigneault, signifiant que pour peu, partout, il est possible de retrouver sa propre mer intérieure.
Gilles Vigneault est comme Cohen. Poète majeur avant d’être chanteur, ayant trouvé sa voix ("je chante à peine", dit-il souvent) sous les encouragements de ses pairs après qu’ils lui eurent offert matière à textes. Et si, chez Cohen, la résurgence sonore originelle des Juifs d’Europe de l’Est se mélangea au folk américain, chez Vigneault, ce sont aussi les souvenirs générationnels et ceux de l’enfance qui firent foi de tout: "Ma culture musicale comportait ce que j’avais entendu de grégorien au collège mélangé aux reels de Natashquan, cette terre peuplée de fugitifs déportés d’Acadie qui elle-même emprunta aux Écossais et Irlandais d’ici. Cette musique, on s’en souvient moins, mais c’était aussi fait pour la danse: la gigue, le brandy frotté, le spanding, la bourrée et le quadrille de France, c’était notre Riverdance avant la lettre, avant que l’on consomme l’américain en version originale, dit l’artiste en pesant chaque mot. "La turlute, par exemple, c’est longtemps demeuré un art tombé en désuétude, considéré comme obsolète et vieillot… mais il vaudrait mieux ne pas évacuer ce genre de choses trop légèrement. Ce que l’on jette au grenier, ce sont les bases sur lesquelles la société québécoise peut et doit encore écrire ses épopées… En ayant le deux-temps bien ancré en soi, comme les rock stars ont le 4-4 dans la tête."
ÉMERGENCE DES PROFONDEURS
Tendance légère mais tendance affirmée chez une portion des 16-25 ans, des Cowboys Fringants aux Castors de tout poil, les musiques traditionnelles et leurs variantes folk ainsi que l’oralité refont, semble-t-il, salle comble dans le Québec autrement qu’entre Noël et le jour de l’An. Pour Vigneault, les temps sont donc opportuns: "Y’a un intérêt pour le retour aux sources, une passion renouvelée pour les traditions… La popularité d’un conteur comme Pellerin, c’est assez extraordinaire. Dans mon cas, ce fut encore plus manifeste pour ce projet d’instrumentales. Nous n’avions pas de gros budgets mais il y a des gens qui ont voulu nous aider, Les Charbonniers de l’enfer et Michel Faubert, bien sûr, mais aussi Les Chauffeurs à pied; des gens qui sont tellement passionnés de musique traditionnelle qu’on ne pouvait pas leur refuser ça. Et puis ce ne sont pas des approches radicales mais variées et intelligentes. Quand je vois des jeunes comme Loco Locass revendiquer l’appartenance à travers le rap et le récité, mettre un peu plus de mélodie dans leurs affaires afin que les gens retiennent leurs chansons, je trouve ça intelligent comme attitude. La mélodie, c’est la voile qui emmène le bateau au loin."
Il existe au Québec depuis 200 ans une conjonction permanente entre tradition culturelle et nationalisme. Si Vigneault a pratiquement jeté les bases populaires du chant nationaliste en nommant le pays, il faut peut-être encore plus lui attribuer l’avènement, durant les années 70, d’un propos pacifiste conjuguant fierté nationale et individuelle avec la tendresse et l’humanisme rêvé pour une société émergente: "Je n’oserais pas prétendre que j’ai eu une aussi grande responsabilité, mais je vous le laisserai dire…", plaisante-t-il, les mains ailleurs. "Je n’ai pas que parlé du pays comme certains le pensent, j’ai voulu une nation entière, c’était ma volonté fondamentale, mais c’est un métier qui oblige à ouvrir vers tout le monde. Ce n’était pas un discours intellectuel, j’ai écrit pour faire chanter, pour émouvoir. Il faut que les chansons marchent à côté de l’intelligence. Mes origines en contact constant avec une dure réalité m’ont évité l’écueil de l’intellectualité."
PARTI PRIS
Autre surprise que réserve ce Chevalier des arts et des lettres, médaillé de l’Académie française, tenant journal depuis son enfance: une réflexion nuancée sur l’affaire Raymond Lévesque, alors que l’auteur de Quand les hommes vivront d’amour refusait il y a quelques jours le Prix du Gouverneur général du Canada, à la grande satisfaction des patriotes d’ici: "Je crois qu’il peut nous arriver à tous d’être un jour instrumentalisés par une faction politique. Raymond a été fortement influencé par des amis qui ne sont pas ses comptables… Ce n’est pas ma façon de voir les choses. On ne peut pas tout nier du statut actuel du Québec. Des honneurs canadiens, j’en ai accepté trois; dans chaque cas, c’était de l’argent. Ayant envoyé beaucoup d’argent à Ottawa, je méritais d’en récupérer un peu…" Puis, songeur, Vigneault passe en mode offensé: C’est pas ma faute si le peuple québécois n’a pas retenu la leçon des anglophones qui ont voté à 94 % pour leur option. On a voté pour ceux qui nous ont fait peur. Il y a des gens qui, avec des masses d’argent et les moyens illégaux qu’on connaît maintenant, ont réussi à nous persuader de voter contre nous-mêmes."
Outre cette persistante trace d’amertume au bout de la langue, Vigneault ne semble guère entretenir de nostalgie à l’égard du passé, mais toutefois une certaine ironie quasi écologique face au Québec de son enfance…. "On prétendait être dans la misère et la pauvreté alors qu’en fait, on avait tout ce que les millionnaires d’aujourd’hui payent à prix d’or: le silence, la paix, la vraie nuit, l’eau, l’air pur… Maintenant, on va en vacances très loin pour rattraper ça. On était dans la richesse sans le savoir. Tout le monde avait un toit pour la nuit. Il n’y avait pas de mendiants, chacun prenait trois repas par jour. Celui qui était vaillant trouvait sa subsistance. Et… personne n’était locataire. Ça parle, ça…"
À l’âge où quelques-uns des artistes de sa génération battent en retraite, Vigneault, cette saison, a mis les bouchées doubles. Bouquin de 400 pages, album de rééditions de contes, concerts en plein air et grandes salles pour l’an prochain, dont le Festival d’été de Québec: ses chantiers sont trop nombreux pour en faire l’énumération. Ils tiennent à une motivation existentialiste incontournable lorsqu’il y a plus derrière que devant: "Oh, ce n’est que le goût de faire. D’être là. Pas d’être vu, ou d’être en vedette, mais de créer. De se sentir encore utile. J’ai écrit quelque part Que dit le cœur à qui ne sait qu’il bat. Il y a des gens qui ont planté des arbres à cause de mes chansons… Bien sûr, tout peut arriver, poursuit-il, le miracle, c’est d’être en bonne santé et de toucher du bois… le plus de bois possible…", dit-il, frappant des jointures trois coups francs sur la table, en souriant.
Gilles Vigneault
Quinze reels et une valse
GSI Musique
Gilles Vigneault
Les Gens de mon pays. Textes de chansons et courte biographie (préface d’Hubert Reeves)
Éditions de l’Archipel, 476 pages