L'utilité du comédien
Société

L’utilité du comédien

Dans la série États_Humains, six acteurs explorent la condition humaine à travers la vie d’artiste. Quand le comédien joue son véritable rôle.

Emmanuelle, comédienne, anime le quiz télévisé Habile ou Débile. Un jeu de poches dans tous les sens du terme. Désillusionnée, elle souhaite décrocher un rôle à sa mesure. Lorsqu’elle apprend que le personnage d’un roman qu’elle a adoré sera porté à l’écran, son plus cher désir semble sur le point d’être exaucé. À l’audition! Sauf que le réalisateur du métrage en question a des désirs d’un tout autre ordre. Il cherche une comédienne à la poitrine généreuse, ce dont Emmanuelle n’est malheureusement pas pourvue. Louper le rôle de sa vie pour cause de sobriété mammaire, triste fatalité…

Nous sommes dans un épisode d’États_Humains, nouvelle série diffusée sur ARTV le vendredi à 21 h. Une production originale au processus de création inusité: les comédiens sont impliqués à toutes les étapes, de la cogitation de l’idée au jeu proprement dit, alors que la technique fait dans la simplicité volontaire. Cela explique peut-être le petit côté joliment rafraîchissant de la chose. Ainsi, les six co-créateurs d’États_Humains, les comédiens François Papineau, Sylvie Moreau, Isabelle Brouillette, Daniel Desputeau, Réal Bossé et Salomé Corbo, arpentent les confins de l’âme humaine. Au passage, des salves bien senties envers la société de consommation, les médias, le star-système. En sous-texte, un propos éclairé sur l’état de comédien. Qui est-il? À quoi sert-il? Brassage d’idées.

POURQUOI JOUER?

"Mon frère m’a déjà demandé à quoi cela servait d’être comédien, confie Réal Bossé. Je lui ai dit: "Quand tu reviens chez toi après la job, t’ouvres ta télé, tu me regardes, ça te détend, ça te divertit. C’est à ça que je sers." On fait vivre aux gens des choses qu’ils n’ont plus le temps de vivre. Mais mon travail, c’est aussi de provoquer des questionnements." Celui qui joue cet automne un flic séquestré par Patrick Huard dans la télésérie Au nom de la loi (SRC) ne considère pas pour autant le téléspectateur comme une amibe léthargique. "Le public n’est pas con, dit-il. Ça m’énerve quand on me dit que les gens ne comprendront pas ce que je veux faire. Moi, quand je regarde la télé, j’ai le goût de me casser la tête. Je veux qu’on me parle, qu’on respecte mon intelligence, qu’on m’informe. Et je ne suis pas le seul…"

Ils sont diplômés en art dramatique. Ils ont lu Paradoxe sur le comédien de Diderot et étudié les méthodes de jeu de Stanislavski. Ils ont voulu être acteurs. Et pas seulement pour pouvoir se trouver beaux sur un grand écran en couleur… Ils veulent provoquer l’émotion, cartographier l’âme humaine, inspirer et stimuler les méninges. Pourtant, on leur offre trop souvent des rôles avec aspartame dans des téléromans, quand ce n’est pas celui de faire-valoir dans une pub de fromage à la crème. "Si tu fais bander le réalisateur, tu as de bonnes chances qu’il te prenne", tranche Isabelle Brouillette en faisant référence au rôle qu’elle s’est écrit dans États_Humains (Emmanuelle, l’animatrice de quiz susmentionnée). "On voulait exposer une réalité, poursuit-elle, celle de la représentation humaine à la télé, qui est éminemment sexuelle. On n’a qu’à regarder les filles qui décrochent de gros rôles dans les séries, elles ressemblent à des pin up!" Cela ramène tout de même aux vraies choses…

"Pour moi, le comédien est un vase communicant, ajoute Isabelle Brouillette. Il est choisi pour représenter une classe de l’humanité. Parfois, grâce aux textes qu’il joue, il peut devenir porteur d’une réflexion pertinente." "On possède en nous toutes les qualités et tous les défauts humains, philosophe de son côté François Papineau. Mais on en réprime souvent plusieurs à cause des conditions sociales. On réduit donc notre capacité d’être des humains complets. Et je pense que le rôle de l’artiste est justement de montrer aux gens qu’ils sont plus que ce que le monde voudrait qu’ils soient…"

JOUER LA GAME OU PAS?

Être comédien, c’est aussi mener une vie de pigiste dans une industrie où la rareté des rôles (et la nécessité de manger) ne fait pas toujours bon ménage avec les grands idéaux. Dans États_Humains, l’épisode sur le mensonge en offre une belle illustration. Il raconte l’histoire d’un comédien sans le sou, "intègre mais inconnu", qui finit par mentir pour décorer les couvertures des magazines à potins, devenir populaire et lancer sa carrière. Air connu. Bienvenue dans la game du showbiz. "C’est un milieu rempli de mensonges, dit Daniel Desputeau qui a écrit cet épisode. En théâtre, par exemple, ça me choque de voir toutes ces fausses amitiés." Celui qui roule sa bosse depuis 15 ans sans jamais avoir acquis la notoriété d’une Sylvie Moreau sait qu’on a beau être le comédien le plus intègre du Commonwealth, il faut savoir se vendre. "Il faut que tu tendes la main, dit-il. Et ça, c’est un talent qu’on ne m’a jamais dit qu’il fallait avoir!"

Se vendre, pour le comédien, c’est la plupart du temps un passage obligé par les médias qui, eux, se complaisent trop souvent dans la spécieuse anecdote. Intérêts divergents. "Les magazines à potins, c’est une sorte d’objet qui n’a pas vraiment de rapport avec l’individu qui en fait partie", dit François Papineau. "Le grand public aime avoir accès à ses vedettes, lance pour sa part Salomé Corbo. Ce n’est pas que je ne veuille pas leur en donner, mais il me semble qu’à travers mes rôles, le public a bien plus accès à toute mon intimité… plus qu’en sachant comment j’ai décoré ma cuisine! Je trouve qu’on s’intéresse plus aux choix de souliers d’une actrice qu’à ses choix écologiques!"

Si la game abâtardit trop souvent la vocation de comédien, l’argent demeure son éternel rival. "Tout est pensé en termes économiques, conclut François Papineau. Cette façon de penser enlève de la qualité à ce qui est pour moi la véritable création artistique: des objets de réflexion sur le monde dans lequel on vit."