Pierre Renaud : Prendre du volume
Pierre Renaud célèbre ces jours-ci, au beau milieu de la tourmente, le 40e des Librairies Renaud-Bray. Entretien avec un homme dont l’entreprise, souvent contestée mais indissociable des élans qu’a connus le livre chez nous, constitue aujourd’hui la plus importante chaîne de librairies francophones en Amérique.
D’abord, quelques dates.
En 1964, Pierre Renaud s’associe avec son frère Jean pour fonder la Librairie des deux mondes, sur le chemin de la Côte-des-Neiges.
En 1965, à la suite d’une association avec Edmond Bray, celle-ci devient la première Librairie Renaud-Bray.
Dès 1971, Pierre Renaud coupe les liens avec son associé et devient l’unique propriétaire.
Quelques années plus tard, en 1978, il est l’un des premiers libraires au monde à informatiser sa banque de données – "C’est à ce moment-là que tout a débloqué", nous dira le principal intéressé.
La suite est plus connue: avec l’ouverture des Renaud-Bray Laurier, Jeunesse, Saint-Denis, Parc et Peel, entre 1989 et 1994, le libraire jetait les bases de ce qui allait devenir, au fil de différentes acquisitions (dont celle du réseau Garneau) et malgré un cuisant revers avec son projet de Renaud-Bray Toronto, une chaîne de quelque 26 librairies, la plus importante dans la francophonie américaine.
Pierre Renaud se plaît à rappeler ce qui fut à l’origine de tout: ni plus ni moins qu’une illumination. "Quand j’étais jeune, je voulais travailler dans le cinéma, mais je me suis vite rendu compte qu’il y avait peu de débouchés. Puis, durant un voyage en Europe, il m’est arrivé quelque chose d’incroyable. En feuilletant des livres dans un étalage, j’ai ouvert un livre d’astrologie, et je suis tombé sur les mots "libraire-éditeur". Ça a été une révélation. Au bout de quelques minutes, j’ai su ce que serait mon chemin à moi." Un chemin qui allait mener au succès commercial, on le sait, mais qui n’allait pas être sans embûches.
RAYONS D’ACTION
Le coloré personnage, toujours au bord du coup de gueule, se désole du pessimisme ambiant dans le secteur du livre. "Quand on me dit que l’édition québécoise va mal, je dis: retournons quarante ans en arrière… Je vous garantis qu’à l’époque, des livres québécois, il n’y en avait pas beaucoup! Quelques bouquins des Éditions de l’Homme, à travers le reste… Je suis un témoin privilégié pour constater l’énorme pas que nous avons fait, en tant que collectivité. Je regarde notre palmarès Renaud-Bray, par exemple: il y a maintenant toujours à peu près 50 % des titres qui sont des livres québécois. Il y a ne serait-ce que dix ans, ça aurait été impensable."
Décidés de lui faire la fête à leur façon, de nombreux employés des Librairies Renaud-Bray font pression actuellement pour améliorer leurs conditions de travail. Aux prises avec ces graves problème syndicaux; étant allé, la semaine dernière, jusqu’à déclencher le lock-out dans certaines succursales, on ne peut pas dire que Pierre Renaud souffle ses 40 chandelles d’un grand souffle serein. "C’est certain qu’il est difficile de se savoir contesté à l’intérieur comme à l’extérieur", admet celui qui a souvent été invectivé par des auteurs et acteurs du milieu de l’édition, qui l’accusent de n’être motivé que par le profit et de ne pas suffisamment donner sa chance à une littérature plus exigeante, la poésie par exemple. "À mon avis, tous les gens de la profession devraient s’asseoir et discuter sérieusement de certaines problématiques. Avec des milliers de nouveaux titres par mois, on ne peut quand même pas en garder certains sur les tablettes juste pour la forme. Ce serait un cadeau empoisonné." L’homme d’affaires exclut par ailleurs l’idée de limiter les activités des éditeurs: "Il y a des gens qui disent qu’on devrait publier 20 % moins de livres. Ce à quoi je réponds: ah oui? Lesquels? Non, franchement, les solutions ne sont pas de ce côté-là."
Pierre Renaud ne se gêne pas pour autant de qualifier une certaine littérature québécoise de "bonne en soit, bien écrite", mais "plate et déprimante". Un son de cloche irritant pour plusieurs dans le milieu du livre, mais qui a au moins le mérite de provoquer la réflexion, dans un univers où on se donne facilement la tape dans le dos. Il est par ailleurs fier d’une récente entente avec l’Association nationale des éditeurs de livres (ANEL), à travers laquelle il s’engage à tenir au moins pendant un an, dans ses cinq librairies les plus importantes, les livres publiés par des éditeurs québécois ou canadiens-français. "Nous avons fait un bout de chemin là-dessus. Nous savons que ça peut avoir un impact."
On le voit bien, le travail de libraire est conditionné par la difficulté de conjuguer impératifs d’affaires et passion du livre. "Ce n’est pas un commerce comme les autres, c’est certain. Sauf exception, on ne sait jamais si un titre va bien se vendre ou pas, on peut facilement se tromper… Alors ce sera toujours un peu la foire comme commerce, la folie. Mais ça, ça fait aussi partie du fun!"
Du fun, celui qui se dit volontiers créateur autant que n’importe quel autre créateur en a encore, ça saute aux yeux. Et avec 35 millions de livres vendus en 40 ans, il faudrait être ingrat pour ne pas baisser les armes, le temps dire bonne fête, et merci pour le fun semé en chemin.