Malek Chebel : L' »islam des Lumières » de Malek Chebel
Société

Malek Chebel : L' »islam des Lumières » de Malek Chebel

"Associer l’islam aux Lumières peut paraître ambitieux et téméraire. Il n’en est rien", clame le réputé islamologue Malek Chebel dans ses deux derniers livres très remarqués, Manifeste pour un islam des Lumières. 27 propositions pour réformer l’islam et L’islam et la raison. Le combat des idées.

Anthropologue, historien et psychanalyste, auteur d’une trentaine d’essais, Malek Chebel est l’un des meilleurs connaisseurs du monde arabe et de l’islam. Dialogue avec un penseur musulman iconoclaste, à la liberté de ton et d’expression plutôt inusitée, surtout à une époque où les crispations religieuses sont de plus en plus ostensibles.

Votre constat est cinglant: le monde arabo-musulman est aujourd’hui dans un état de décrépitude consternant. Est-ce pour cette raison que vous prônez l’émergence impérative d’un "islam des Lumières"?

Malek Chebel: "Je suis attristé de voir l’immense gâchis qu’il y a aujourd’hui dans le monde arabe. Dans cette région du monde minée par un despotisme et une corruption débridés, il y a une jeunesse magnifique mais aux abois, qui n’est pas du tout écoutée, des ressources intellectuelles illimitées et des ressources matérielles qui, si elles étaient distribuées équitablement, pourraient améliorer sensiblement les conditions sociales et économiques sinistres dans lesquelles vivote aujourd’hui la majorité des peuples arabes. Malheureusement, une poignée de potentats, d’autocrates, et de théocrates dans certains cas, empêchent les ressources et le génie des populations arabes et musulmanes de s’exprimer.

Mais, désormais, il y a dans ces pays exsangues toute une génération de musulmans qui n’accepte plus la fatalité. Dans le monde éclaté où nous vivons, l’information circule vite, l’espoir est permis. Un espoir raisonnable, qu’il faut sans cesse défendre, acclamer, affirmer. Comme d’autres intellectuels musulmans, qui tiennent beaucoup à leur histoire et à leur culture, j’essaie de défendre le meilleur de la civilisation musulmane en combattant les pensées pernicieuses. L’"islam des Lumières" que je prône est un humanisme positif. C’est un islam fondé sur le réel, dynamique et moderne, tolérant et positif, mais surtout capable de s’insérer dans le monde d’aujourd’hui et de demain."

Le débat houleux suscité cette année par la demande de légalisation des tribunaux islamiques en Ontario vous a-t-il surpris?

"Oui. À mon grand étonnement, les Canadiens se sont enferrés dans un débat inepte et moyenâgeux qui n’a pas sa place en ce début du 21e siècle, surtout dans une démocratie. C’est une erreur de croire que les tribunaux charia pourront résoudre les problèmes des citoyens canadiens musulmans. Ou il y a un État-nation, ou il n’y en a pas! Peut-être qu’au Canada et au Québec, vous avez une autre définition de la nation? Si c’est le cas, c’est tout à fait votre droit. Moi, en tant que musulman, je me sens beaucoup plus protégé par le principe supérieur et démocratique de l’État-nation que par le concept de la charia qui, en fin de compte, veut dire que des autorités religieuses interpréteront à leur guise, et parfois selon leurs humeurs, des crimes et des délits, le code personnel, le régime matrimonial…

Dans une démocratie, l’instauration de tribunaux charia est en flagrante contradiction avec l’esprit du bien public, du bien commun. Vu de France, ce débat nous paraît assez rétrograde. Surtout lorsqu’on sait que jusqu’ici, la charia n’a pas été un exemple de bonne gouvernance dans le monde arabo-musulman. De toute façon, dans tous les cas de figure, il faut séparer la charia de la politique. Si on doit faire de la politique, il faut que celle-ci soit souveraine et pas du tout soumise à un lobby religieux. Sinon, nous allons tomber dans un fédéralisme non pas politique, mais confessionnel, qui engendrera, tôt ou tard, des aberrations.

Force est de rappeler que ce sont les pays européens, occidentaux et modernes qui offrent à l’islam la possibilité de s’exprimer dans son identité et son authenticité, alors qu’au même moment, la charia est combattue vigoureusement dans les pays arabes et dans certains pays musulmans. Tout le paradoxe est là. Aujourd’hui, la tolérance est dans le monde occidental, exécré par les islamistes, et non dans le monde arabo-musulman. J’espère que les musulmans du Canada et du Québec apprécient le degré de tolérance de la société dans laquelle ils vivent, qui leur permet de revendiquer sans ambages l’établissement de tribunaux charia alors que ces instances juridiques religieuses sont bannies à Alger, au Maroc, en Tunisie, en Égypte…"

À une époque où les intégristes islamistes sont de plus en plus influents, plaider pour un "islam des Lumières" semble un projet fort utopique.

"C’est vrai qu’aujourd’hui, l’islam doctrinaire, dogmatique et belliqueux a le vent en poupe, surtout dans le monde arabo-musulman. Cette idéologie abjecte est nourrie par une sorte de complicité, d’indifférence, de fatalisme. L’islam a été confisqué par des idéologues politiques qui n’hésitent pas à recourir au martinet de la morale mais aussi à la violence extrême pour façonner le comportement des croyants. Pour faire pièce au rouleau compresseur de l’islam intégriste, nous devons proposer aux musulmans une solution de remplacement plausible. Pour cela, nous devons revenir au patrimoine intellectuel des origines de l’islam. Comme disait le poète autrichien Rainer Maria Rilke, le but d’un intellectuel, c’est de "faire bouger la mer gelée en nous". C’est ce que j’essaie de faire en militant pour un islam authentique, donc moderne, parce que, depuis toujours, l’islam porte la modernité en lui."

Donc, les islamistes ont dénaturé l’islam originel?

"Absolument. Nous devons œuvrer ardemment pour le retour d’un islam authentique, non réfractaire au progrès et à la science, qui ne se limite pas à un folklore, symbolisé aujourd’hui par le port du voile, les tribunaux charia… Pour moi, tout ça, ce n’est que du folklore! Ce qui est sérieux, c’est de savoir quel est aujourd’hui l’apport de l’islam au reste du monde. On ne parle jamais de cet apport. On présente toujours l’islam comme une victime. Je tiens à rappeler que quand les chrétiens sont arrivés en Orient, au moment des croisades, pour combattre des "infidèles", ils ont découvert à leur grand dam une civilisation beaucoup plus raffinée que la leur, qui leur a en outre apporté beaucoup plus qu’eux n’ont apporté à cette civilisation. Si on fait une analyse sérieuse de l’histoire de l’islam, on se rend vite compte qu’il y a eu des périodes où l’islam était compatible avec la démocratie, la philosophie, la science, le progrès… Il n’y a pas de fatalité au sein de l’islam d’une manière intrinsèque pour que cette religion ne soit pas compatible avec la modernité d’aujourd’hui."

Selon vous, les islamistes fondamentalistes utilisent le Coran à des fins plus politiques que spirituelles.

"Les musulmans fondamentalistes sont des vrais fanatiques. Ces derniers considèrent le progrès comme un ennemi de l’islam. C’est de la désinformation, de la manipulation. Ce sont des idéologues obtus, qui instrumentalisent les textes coraniques pour réaliser leurs desseins politiques macabres. Ils nous font croire, par exemple, que le port du voile est une injonction édictée dans le Coran. C’est faux. Sur les 6000 versets coraniques, deux versets et demi, trois en comptant large, font allusion, et pas d’une manière explicite, au voile. Par contre, il y a 5000 versets coraniques sur Allah, 500 sur le prophète Mahomet, 200 sur la guerre… Ces trois versets ne parlent pas du voile mais d’un "djilbab", un mot dont on ne connaît pas la signification exacte. Est-ce un fichu, une mante? Même l’iconographie ne peut pas nous aider, puisque nous n’en avons pas de l’époque du Coran. L’islam a besoin de se remettre en question. Non pas l’islam en tant que foi, mais l’islam en tant que doctrine, c’est-à-dire tel qu’il est pratiqué. Cette doctrine doit subir un lifting poussé sur plusieurs points: héritage, respect de l’autre, statut de la femme, séparation du religieux et du politique, liberté d’opinion…"

Comment comptez-vous promouvoir votre projet d’un "islam des Lumières"?

"Je suis en pourparlers avec la Ville de Paris et son maire, Bertrand Delanoë, pour créer une fondation pour l’"islam des Lumières". Le principal objectif de cette fondation sera de réhabiliter l’image flétrie de l’islam auprès des Occidentaux et d’essayer d’améliorer les relations entre ces derniers et les musulmans. Il est temps que les musulmans comprennent que l’Occident n’est pas l’axe du mal, bien que cette expression soit utilisée en sens inverse. L’"islam des Lumières" ne peut émerger pour l’instant qu’en Occident, à Paris, à Montréal, à Bruxelles, à Londres… Dans l’univers arabo-musulman, bien qu’elle ait de nombreux adeptes, l’idée d’un islam progressiste est fougueusement combattue par des dictateurs implacables. À mon avis, les musulmans du Québec sont assez bien intégrés dans la société québécoise pour promouvoir aussi un "islam des Lumières". Il faut qu’ils le fassent incessamment dans l’arène publique et non pas dans leur salon à la maison. Le problème vient du fait que nous vivons sur des quiproquos. Tant que nous n’aurons pas fait un travail d’explicitation, de rapprochement intellectuel et sémantique, on sera toujours dans la suspicion de l’Autre. Or, l’Autre est toujours dangereux dès lors qu’il n’est pas connu."

Manifeste pour un islam des Lumières. 27 propositions pour réformer l’islam
Éditions Hachette Littératures
2005, 216 p.

L’islam et la raison. Le combat des idées
Éditions Perrin
2005, 238 p.