S’il y a une chose que j’ai apprise en pratiquant ce métier, c’est à cultiver la méfiance. Face à une certaine rhétorique de la putasserie politique, bien sûr, mais aussi envers toute forme de discours alarmiste nous promettant chaque jour de nouvelles apocalypses, allant de l’effondrement des marchés boursiers aux énormes ravages imputables au virus du Nil.
Cette méfiance est évidemment incompatible avec le journalisme que l’on pratique de nos jours, puisque celui-là carbure trop souvent aux jugements intempestifs, à la peur, aux idées reçues, ressemblant de plus en plus à une tonitruante sirène d’alarme plutôt qu’à cet outil d’information et de réflexion qu’il devrait être.
Une sirène qui hurlerait en permanence, au point de devenir une sorte d’acouphène qui nous empêche de penser, d’aller au-delà des impressions, de l’émotion qui fait vendre.
Ce bruit qui étouffe le jugement explique peut-être que de nombreux médias de la capitale ont servi – avec une remarquable servilité – de porte-voix à la police de Québec qui, la semaine dernière, avouait non seulement avoir tenté d’empêcher la venue du rappeur 50 Cent au Colisée, mais en profitait pour mettre en garde les parents qui enverraient leurs adolescents dans l’enfer que pourrait constituer un grand concert de rap. Les gangs de rue en profiteront peut-être pour y régler leurs comptes, prophétisaient-ils, et d’ajouter, presque candidement: "On ne veut pas faire peur au monde, mais c’est sûr que de notre côté, on mettra tous les effectifs qu’il faut à l’intérieur et à l’extérieur [du Colisée] pour assurer la sécurité des gens." (Le Soleil, 8 décembre 2005)
Vous y voyez un avertissement important, une sorte de service public? J’y vois plutôt de la provocation, une invitation à la transgression, à l’affrontement, mais surtout, contrairement à ce qu’avancent les policiers, j’y vois la mise en œuvre d’une psychose instantanée, alimentée par le Journal de Québec qui, en bonne courroie de transmission, en faisait sans trop de surprise sa page couverture.
En résulte un beau spectacle. Un autre grand show médiatique qu’affectionnent tout particulièrement les forces de l’ordre, passées maîtres dans l’art de la mise en scène de la justice et de la sécurité publique. Des réalisations en supermenottoscope pour lesquelles les médias sont d’utiles collaborateurs. Pour ne pas dire des amplificateurs d’une stupéfiante docilité. D’ailleurs, s’ils n’étaient pas d’aussi fidèles alliés, pourquoi les avertirait-on à l’avance lorsqu’on s’apprête à arrêter une vedette, à procéder à une descente spectaculaire ou à couper des centaines de plans de pot dans un champ anonyme au milieu de Saint-Glinglin-des-Meuh-Meuh?
Longtemps malmenés par les médias, les services de police de toute la planète ont compris depuis un bon moment qu’il est préférable de les manipuler plutôt que de se faire tourner en bourrique. Dans ce cas précis, on comprend bien l’origine de cette initiative: les policiers ont visiblement la chienne, craignent le pire, sont confrontés à un événement d’envergure duquel ils ne savent trop quoi attendre, et donc, ils protègent leurs arrières.
Ainsi, s’il fallait qu’il n’y ait qu’une seule victime innocente d’une guerre de gangs à ce concert, ils pourront toujours clamer: on vous avait prévenus, na! Z’aviez qu’à pas y aller.
Je vous parlais de méfiance un peu plus haut. Un conseil. Méfiez-vous donc de ceux qui disent vouloir votre bien. Ils parlent du vôtre, mais c’est souvent du leur dont il est question.
Souhaitons seulement qu’autant d’énergie soit déployée pour assurer la sécurité des spectateurs à ce concert qu’on en a gaspillé pour les prévenir de sa dangerosité potentielle. Auquel cas, vous pourrez peut-être songer à laisser votre veste pare-balles à la maison.