Société

Ennemi public #1 : Rien ne vaut la vie

À travers la vitrine de la librairie, presque déserte en ce vendredi matin de décembre, le ravissement du défilé incessant des étudiantes de NYU se rendant à leurs cours, le pas rapide, tenant presque toutes dans leurs fines mains gantées un très grand café de chez Starbuck’s.

Dans mes mains à moi, une copie en format paperback de White Noise, de Don Dellilo, et un exemplaire de Rules of Attraction, de Bret Easton Ellis, auquel je réclamerai timidement une dédicace, quatre heures plus tard, à la fin d’un entretien d’une soixantaine de minutes, non sans avoir l’impression de violer je ne sais quelle règle d’éthique journalistique.

Anyway, j’étais à Manhattan, dans une de ses plus belles librairies, malgré le soleil il faisait un froid de canard, j’étais vaguement nerveux à l’idée d’interviewer l’auteur d’American Psycho chez lui, et j’allais sortir quand je l’ai vu.

Couché sur le comptoir, juste à côté de petits carnets de notes que l’on vend à fort prix en précisant que ce furent les favoris de Hemingway.

C’était un livre minuscule, recouvert d’un carton rouge presque imperceptiblement gaufré, j’ai dû me pencher pour en lire le titre, écrit au bas, en fines lettres blanches: Litterature Is Freedom. En quatrième de couverture, aucune information, sinon le nom de la maison d’édition, Winterhouse, le code ISBN, et le coût, plutôt rédhibitoire vu la taille lilliputienne de l’ouvrage: 10 $US.

Il s’agissait en fait d’un discours de l’éminente intellectuelle Susan Sontag (décédée il y a un an), prononcé à Frankfort, alors qu’elle y recevait en octobre 2003 le Friedenspreis des deutschen Buchhandels, prix décerné dans le cadre de la foire du livre de cette même ville et qu’ont reçu, avant elle, les Vaclav Havel, Vargas Llosa, Hermann Hesse et Octavio Paz. Je l’achetai, malgré le prix, sans en avoir lu une ligne, sans trop savoir pourquoi, et surtout, sans imaginer que ses dernières pages résonneraient avec une incroyable force en moi, au point de m’inspirer pour cette chronique de fin d’année.

Qu’y a-t-il au juste dans ces dernières pages? Une percutante vision de la littérature, du monde. Une façon de comprendre la vie, les autres, à travers les livres. Une idée d’ouverture: celle, toute simple, que par les bouquins, nous changeons au contact de l’autre. Que les livres permettent d’ébranler nos certitudes. Mais surtout, il y a un témoignage, un touchant remerciement de la part de celle qui fut une petite fille, perdue au fin fond de l’Arizona, et qui par l’entremise d’un prof, M. Starkie, a découvert les beautés de la littérature, premier passeport pour la liberté; une clef pour sortir de la prison que représentaient le nationalisme débilitant, le provincialisme, une éducation plutôt pauvre et un destin houleux.

La littérature est aussi un antidote à l’actualité, aurait pu dire Sontag. Du moins, elle l’est pour moi. Quand un pape meurt et qu’on passe de longs jours à en faire l’éloge funèbre jusqu’à la nausée, quand la Nouvelle-Orléans patauge dans une fétide odeur de mort, que les tsunamis avalent des populations entières, que soldats et civils en Irak tombent comme les mouches sur les visages des enfants au Darfour, et que le Québec en entier ne parle plus que de politiciens cokés, de DPJ, de Jeff Fillion, de Nathalie Simard, du lock-out au hockey ou du scandale des commandites, au moins, il y a les livres qui permettent de vivre, ne serait-ce qu’un moment, en dehors de cette prison que peut parfois devenir l’information.

Aussi, comme le fait Sontag dans ce lumineux discours, je profite de cette fin d’année pour remercier quelques-uns de ceux qui m’ont donné, souvent sans le savoir, ce goût de la lecture au fil des ans. Ceux qui m’ont permis de m’extraire du quotidien débilitant, de cette violence qu’est la normalité telle-que-vue-à-la-télé.

Plus précisément: merci papa pour m’avoir laissé te piquer, entre autres, tes vieux recueils de poésie, tous tes Paul Auster, le fabuleux Cosmopolis de Don Dellilo et les textes complets dans la Pléiade de Camus. Promis, je te refile Brooklyn Follies – le dernier Auster – quand j’aurai fini, mais le Camus et le Delillo, je les garde. Merci maman pour m’avoir montré qu’on pouvait lire n’importe quoi, de Tolstoï à Ludlum, et que la lecture est une discipline qui se pratique au quotidien. Merci à Ann pour Bret Easton Ellis, et pour le Traité du zen et de l’entretien des motocyclettes de Robert Pirsig. Merci à Charles Robert pour Charles Bukowski, même s’il m’aura fallu 10 bonnes années pour enfin en saisir toute la puissance. Merci à l’Oncle D. pour Kaputt de Curzio Malaparte, d’autant plus que je ne m’en suis pas encore remis.

À ceux-là et à tous ceux que j’oublie qui m’ont transmis un peu de leur passion, je dois le salutaire bonheur de m’être extrait du monde pour ensuite y replonger avec une meilleure compréhension de cette existence, bien imparfaite. Celle dont Souchon dit, en empruntant le premier et le dernier vers à une célèbre citation de Malraux: La vie ne vaut rien/Mais moi quand je tiens/Là dans mes deux mains éblouies/Les deux jolis petits seins de mon amie/Là je dis/Rien rien rien/Rien ne vaut la vie.