Écrire une chronique de Saint-Valentin comme on réserve une table au resto pour le 14 février en s’apercevant qu’on n’y a pas invité sa femme depuis des semaines, des mois.
Écrire une chronique de Saint-Valentin comme une figure imposée.
Imposée par quoi? Par l’hygiénique et donc périodique obligation de changer de registre, d’évacuer ponctuellement la beige morosité d’une actualité où les premiers ministres serrent la main de leurs enfants en les déposant à l’école.
Écrire une chronique de Saint-Valentin en commettant aussi une faute de goût, comme on choisit de passer une semaine au Club Med. L’une et l’autre se ressemblent d’ailleurs autrement, puisqu’elles permettent de se soustraire au quotidien, à la haine de l’autre en constante reprise à la télé, à la pornographie de la violence. Pornographique parce que passée en boucle, sous tous les angles possibles, multipliant les contre-plongées sur tous les orifices du monde, jusqu’à ce que, comme d’habitude, la mort éjacule triomphalement.
Écrire une chronique de Saint-Valentin comme un pied de nez à la mort, en parlant de la vie, de la beauté des choses et des gens qui lui donnent un sens.
Allons-y donc avec un premier truc joli du lot février 2006, le Fanzine Bidon, acheté au Salon de la Musique Indépendante samedi dernier. Je me suis étendu au lit avec ma copie dans les mains, je l’ai regardée trois fois de suite, et je me suis senti fichtrement bien sans savoir vraiment pourquoi. Était-ce le thème des mammifères que lui ont donné ses créateurs, et son bestiaire d’adorables loutres, de macaques, de baleine vibrante et de chat qui vomit? Entéka, c’est un petit machin broché, en noir et blanc, les dessins y sont souvent amusants, parfois merveilleusement distrayants, et d’autres fois, sont juste beaux. C’est le cas des pin up de Jimmy Beaulieu que vous pourrez y voir. Ah oui, ça vient avec un p’tit CD d’Urbain Desbois, mais je n’ai même pas encore pu l’écouter.
Je ne sais pas si vous aimez les Olympiques. Moi si. J’adore. Même le curling. Sauf que c’est le skieur Erik Guay que j’y surveillerai surtout: un p’tit mongol comme je les aime. Il s’est récemment blessé, a du abandonner la descente, mais devrait être sur ses pattes pour le Super G. Pourquoi le surveiller? Parce que ce gars est une bombe, toujours sur le fil de la lame, toujours à tirer la chance par la queue. L’avez pas vu, dans ce Super G, il y a un mois, alors qu’il venait gruger des centièmes de seconde au meneur, attaquant avec férocité, jusqu’à ce move de cow-boy sur les derniers mètres, et cet atterrissage à la crazy Canuck? Cela faisait longtemps que je n’avais retenu ma respiration en regardant une course de ski. Et tant qu’à faire, jetez aussi un coup d’œil à la performance de l’Américain Bode Miller. Un petit génie du style, fou comme un balai, pour qui ça passe ou ça casse à chaque course – allez aussi lire le très bon papier que lui consacre le magazine Rolling Stone ce mois-ci. Promis, vous ne vous ennuierez pas de Virginie pendant ces jeux. Vous allez voir du sublime à la place de cet ordinaire télévisuel: des gens qui trompent la mort pour se sentir plus vivants, et qui nous transmettent un peu de leur nécessaire folie.
Tant de belles choses encore à célébrer. Comme les fins de chapitre des polars de Nick Tosches que je lis présentement. Connaissez-vous ce grand journaliste de rock de l’époque Creem, auteur de l’audacieux La Main de Dante et de biographies de Jerry Lee Lewis et Dean Martin? Il fignole des phrases qui n’ont rien du travail d’orfèvre. Elles tiennent plutôt de la plomberie littéraire, où s’emboutent la grâce et la crasse, comme dans cette conclusion du tout premier chapitre de La Religion des ratés: "Les possibilités d’un destin dévoyé le captivaient et le hantaient, et parfois, il s’y perdait comme dans les boucles blondes et la chair ambivalente de Donna Lou, comme dans les soupirs irréels de lumière si lointains, tourbillonnant dans les nuages de poussière du matin."
Faut-il ajouter quoi que ce soit?
Ah si. Un mot à propos de la Bestiole furibonde, blonde comète qui élague le contenu de ma bibliothèque, planque mes disques, se jette dans mes bras et me mord l’épaule. Beauté fatale de laquelle émane un amour au-delà de la compréhension. Et aussi un mot à propos d’une chanson, la pièce-titre du nouveau disque de Cat Power. Cela s’appelle The Greatest, peut-être y est-il question de Mohamed Ali, dont c’était le surnom? On s’en fiche. On parle ici de divine splendeur. D’une musique qui pénètre la cuirasse des âmes, et n’a plus rien à faire avec les histoires, les explications.
Comme c’est le cas de la Bestiole, de sa mère, de celles et ceux que l’on aime sans chercher à savoir comment ou pourquoi, de toutes ces choses qui sont autant de médicaments sans ordonnance qui sauvent la vie. Des gens, des choses qui nous hantent, au point où l’idée qu’une seule d’entre elles puisse cesser d’exister tient du cauchemar éveillé.
Un peu comme si on menaçait d’éteindre les étoiles, tiens.