Brève Histoire du progrès : L'Homme, cet indécrottable récidiviste
Société

Brève Histoire du progrès : L’Homme, cet indécrottable récidiviste

"Chaque fois que l’histoire se répète, le prix augmente", dit-on. L’auteur canadien Ronald Wright le prouve dans son dernier essai, Brève Histoire du progrès.

L’île de Pâques. Pendant des décennies, on a cherché à percer le mystère des gigantesques statues de pierre trouvées par centaines sur cette chiure de mouche dans l’océan Pacifique. Comment des hommes au savoir limité ont-ils pu transporter ces monuments de plusieurs tonnes? Manifestation divine? Coup de pouce extraterrestre?

C’était avant que des archéologues ne découvrent que l’île de Pâques était autrefois recouverte de forêts luxuriantes. Ainsi, pour honorer leurs divinités, les insulaires ont taillé des mégalithes à même le roc et les ont déplacés à l’aide de troncs d’arbres. Aveuglés par leur foi religieuse, ils ont érigé ces sculptures sans réaliser qu’ils rasaient, par le fait même, leur précieuse forêt. Et sans arbres sur une île, on ne fait pas long feu…

Le destin tragique de l’île de Pâques illustre bien ce que l’écrivain Ronald Wright nomme les "pièges du progrès". "Une idée peut sembler bonne au départ, mais lorsqu’elle atteint une certaine ampleur, elle peut s’avérer très mauvaise", dit l’auteur joint à son domicile en Colombie-Britannique. Le progrès est souvent victime de son succès. Dans le cas de l’île de Pâques, plus les insulaires dressaient des statues pour s’attirer les bonnes grâces des dieux, plus ils accéléraient leur propre déclin.

Aujourd’hui, avons-nous retenu quelque chose de l’expérience ratée de l’île de Pâques? Aucunement, soutient Ronald Wright. Notre croyance en une idée "progressiste" comme le capitalisme, par exemple, nous pousse à gruger nos ressources naturelles sans penser aux lendemains. Aveuglés par les promesses du progrès, nous brûlons actuellement notre maison: la Terre.

À QUAND LA FIN?

Brève Histoire du progrès se veut la poursuite d’une réflexion amorcée par l’auteur en 1997 dans son roman à succès A Scientific Romance. "Il s’agissait d’une satire, un cauchemar futuriste, dit-il. Mon personnage se rendait dans le futur pour constater, sur les ruines de notre civilisation, que notre perte était le résultat des erreurs que nous avions commises dans le passé."

Dans son essai, bourré d’exemples aussi révélateurs que celui de l’île de Pâques, Ronald Wright tente une réponse à l’insoluble question: "Où allons-nous?" Pour y parvenir, il interroge le passé. "Nous sommes la première civilisation à posséder des connaissances fiables à propos du passé, dit-il. En théorie, nous devrions pouvoir apprendre des leçons de l’histoire. Mais nous ne le faisons pas."

L’humanité souffre d’amnésie chronique. Même lorsqu’il s’agit de l’histoire récente.

Prenons les leçons de la guerre. Après les deux conflits mondiaux qui ont frappé le 20e siècle, les pays européens, de même que les États-Unis, ont fini par piger que pour éviter la montée du nazisme ou du socialisme, les riches devaient s’occuper davantage des pauvres. En outre, le capitalisme devait permettre une meilleure redistribution des richesses afin que des nations ne sombrent plus dans des révoltes causées par le désespoir de n’avoir "rien à perdre"…

"Toutes ces leçons ont été apprises après la Deuxième Guerre mondiale, dit Ronald Wright. On a alors créé des programmes d’aide pour le tiers-monde. De 1945 jusqu’à la fin des années 70, il y a eu cette idée que les richesses créées par le capitalisme devaient être mieux distribuées. On a aussi connu des gouvernements qui ont légiféré en matière de pollution."

Pour un temps, nous avions donc retenu les leçons des deux grandes guerres. "Mais dans les années 80, poursuit Ronald Wright, avec l’élection de Margaret Thatcher (en Angleterre) et de Ronald Reagan (aux États-Unis), ainsi que l’influence de l’École de Chicago [groupe d’économistes libéraux prônant le libre marché], toutes ces leçons ont été oubliées. Nous sommes entrés dans une ère comparable à la fin de l’époque victorienne, au 19e siècle, marquée par une exploitation éhontée de la nature et des êtres humains. Le tout au nom du productivisme."

Pour Wright, nous sommes retournés à un système qui n’avait pas fonctionné la première fois. Un système qui a mené à la révolution russe et a provoqué la Première Guerre mondiale… "Personne ne peut prévoir l’avenir, dit l’auteur, mais en se basant sur le passé, on devrait avoir une bonne idée de ce qui arrivera dans le futur si l’on répète les mêmes choses…"

VERS UN PROGRÈS DURABLE

De l’invention de la poudre à canon à celle de la bombe atomique. De l’irrigation des terres à la désertification. Nous avons à plusieurs reprises "un peu trop progressé". Le génie humain est souvent devenu "antihumain".

Au cœur de cet ouvrage, toujours cette idée du progrès. Largement répandue depuis les trois derniers siècles, cette idée prétend que le monde se porte de mieux en mieux, grâce notamment aux découvertes scientifiques et technologiques. "C’est faux, soutient Ronald Wright. Nous avons peut-être été capables de soutenir cette illusion que les choses s’améliorent grâce à la consommation. Mais nous empruntons au futur pour nourrir le présent. Nous pigeons dans le capital de la nature plutôt que de simplement profiter de ses intérêts."

Pas étonnant que l’écrivain embrasse le concept de développement durable. "Théoriquement, c’est une bonne solution", dit-il. Or, son optimisme pâlit de jour en jour lorsqu’il constate les efforts colossaux qui devront être déployés pour mettre en œuvre un tel programme. "Je pense que le monde a fait un recul énorme sous les deux mandats de George W. Bush, ajoute-t-il. Cette administration a fait l’inverse du développement durable en exploitant les ressources naturelles et en ignorant les problèmes environnementaux, comme les changements climatiques." Combien d’erreurs pareilles l’humanité peut-elle encore commettre?

Brève Histoire du progrès
de Ronald Wright
HMH Hurtubise, 2006, 224 pages