Forget Quebec, our crisis is multicultural
, titre le mensuel canadien-anglais The Walrus.
Quoi? Le multiculturalisme canadien, qui fait l’envie du monde entier et sert de modèle de cohabitation pacifique entre les ethnies, serait en péril? Ben kin. Même que nous sommes assis sur une poudrière à en croire ce papier.
Tout un article, j’vous jure, j’en suis encore flabbergasté. De loin la chose la plus efficace et solide que j’aie pu lire à propos de l’élargissement du fossé entre les minorités visibles et la majorité blanche du plusse-meilleur-pays-avec-un-gouvernement-conservateur-du-monde.
Si vous prenez la peine de lire ce long dossier de 10 pages, votre réaction ressemblera peut-être à la mienne, et se fera alors en deux temps. D’abord, un gros "Wow!", avec l’envie de faire une petite génuflexion devant le remarquable travail de synthèse et d’analyse sur les aléas du multiculturalisme canadien réalisé par le journaliste Allan Gregg. Puis, un gros "merde". Comme dans: on est dedans, et jusqu’au cou, les amis.
Pour exposer l’étendue du désastre à prévoir, ce papier revient sur les attentats à la bombe de Londres, commis par des "immigrants de seconde génération", puis sur les émeutes des banlieues parisiennes, puis sur la mouvance néo-facho australienne, le journaliste y déclinant les différents modèles de politiques d’immigration pour ensuite constater la faillite de chacun d’entre eux. La France? Trop intégrationniste. La Grande-Bretagne et le Canada? Pas assez.
Sauf que… Sauf que quoi? Nous n’avons pas encore connu d’émeutes ni d’attentats ici, dites-vous? On est gentils, nous, avec les immigrants, y peuvent même porter un poignard pour aller à l’école, voudriez-vous ajouter?
On ne perd rien pour attendre, vous répondrait Gregg.
Multiplication des ghettos (on comptait 6 enclaves ethniques en 1981 dans tout le Canada, on en compte maintenant 254), perte d’identité et du sentiment d’appartenance au pays d’accueil chez les secondes générations d’immigrants, appauvrissement général et pour le moins délétère de la population de ces enclaves, montée du racisme chez la majorité blanche, qui croit à 69 % que bon, c’est ben beau l’immigration, mais me semble qu’il y en a assez là… À coup de chiffres, d’études et de comparaisons, Gregg nous écrase à la gueule la mort du mythe multiculturel à la canayienne. La fin des illusions sur lesquelles repose l’idée même de ce pays aux ambitions démesurées.
Le principal problème du Canada, selon Gregg? L’absence d’un but commun, d’un objectif. D’un futur vers lequel nous pourrions tendre, collectivement. Ajoutons à cela, et là c’est moi qui parle, l’absence d’une idée unificatrice: un genre de nationalisme civique qui se baserait sur le droit, sur l’égalité, sur une intransigeante laïcité des institutions qui permettrait une véritable égalité citoyenne dans l’indifférence de la culture d’origine de l’autre.
En ce sens, je comprends bien les immigrants de ne pas sentir d’attachement particulier au Canada. D’autant que je n’en sens pas tellement moi non plus.
Attention, ce n’est pas là un discours nationaliste québécois en soi, mais plutôt une constatation culturelle. Une question posée avec une certaine mauvaise foi si vous voulez: y a-t-il une culture canadienne? Qu’est-ce que j’ai de canadien, moi, à part la moitié d’un rapport d’impôts, un passeport, le Globe and Mail et le National Post, la Molson Canadian et le bonheur d’avoir au moins un bon analyste de ski à la CBC pendant les Olympiques?
Être un Canadien, est-ce autre chose que ne-pas-être-un-Américain?
Si le multiculturalisme canadien est miné, il l’est de l’intérieur. Car comment voulez-vous demander à de nouveaux arrivants de s’adapter à une culture, de se plier à certaines de ses exigences quand cette culture est à peu près inexistante?
Le titre de cet article résume d’ailleurs parfaitement le problème actuel: la prochaine crise identitaire ne se fera probablement pas dans une logique opposant le Québec au reste du Canada. Elle aura lieu à Vancouver, Calgary, Toronto, Montréal. La fracture s’étendra aux centaines d’enclaves ethniques qui vivent sous vide.
Car comme le conclut Gregg: "Le jugement de 1954 de la Cour suprême des États-Unis dans sa décision concernant Brown vs The Board of Education montre que l’égalité ne peut être atteinte dans la séparation. Aussi, l’histoire de la ségrégation nous apprend que la notion de citoyenneté ne peut survivre dans des sociétés libérales atomisées."
Parce qu’au fond, l’immigration, ce n’est pas seulement accepter l’autre dans sa différence. Et ce n’est certainement pas vivre un à côté de l’autre, en parallèle.
Au contraire, l’immigration, c’est vivre ensemble.
Cela dit, quelqu’un, quelque part, aurait-il le mode d’emploi?