Entrevue avec Eliette Abécassis : Langue maternelle
Société

Entrevue avec Eliette Abécassis : Langue maternelle

La maternité est au cœur de plusieurs titres parus ces derniers mois. Nous avons discuté du sujet avec la romancière française Eliette Abécassis, qui y a consacré elle-même un roman.

Si la vieillesse est un naufrage, la maternité est à coup sûr un maelström qui peut pulvériser la vie d’un couple, soutient la romancière Eliette Abécassis dans son dernier livre, Un heureux événement (Albin Michel, 2005). Un roman décapant, écrit avec une bonne dose d’humour, recelant des réflexions iconoclastes sur la grossesse et le devenir du couple et de la parentalité à l’ère de l’individualisme et de la mondialisation. Entretien avec une écrivaine briseuse de tabous…

Comment est née l’idée de ce livre? Est-ce un récit autobiographique?

"Ce livre est né de l’expérience que j’ai vécue pendant ma grossesse et durant l’accouchement de mon enfant, mais ce n’est pas une histoire autobiographique. Il ne s’agit pas d’un essai véhiculant des messages personnels, mais bien d’un roman. Avant de l’écrire, j’ai beaucoup écouté d’autres femmes qui vivaient, ou avaient déjà vécu, la même expérience. Je me suis beaucoup inspirée de mes nombreuses visites sur les forums Internet de discussion pour les mamans. C’est un lieu où les femmes se confient plus volontiers que lorsqu’on les rencontre parce que ces discussions se déroulent sous le sceau de l’anonymat. Là, j’ai vite remarqué qu’il y avait une réelle souffrance des femmes; que la grossesse, la maternité étaient des réalités plus complexes, qui n’allaient pas de soi. Quand j’étais enceinte, et après avoir accouché, j’aurais voulu lire quelque chose qui m’aide à comprendre ce que j’étais en train de vivre. J’avais besoin d’être rassurée, mais je n’ai rien trouvé dans la littérature. Oui, il y a énormément de manuels du genre J’attends un enfant, J’élève un enfant… On en parle aussi dans les magazines, mais toujours sous un aspect très positif, avec des images un peu idéalisées du genre: "Vous attendez un enfant, c’est merveilleux…" J’aurais bien voulu lire des livres ou des articles qui me disent la vérité, toute la vérité, le côté merveilleux de la naissance, mais aussi à quel point c’est difficile, bouleversant. J’ai fini par écrire le livre que je voulais lire, mais que je n’avais jamais trouvé."

Vous donnez de la maternité une vision féroce et même sombre.

"On ne m’a pas fait ce reproche. Après la publication de mon livre, j’ai reçu de nombreux courriels et lettres de femmes qui me remerciaient et me confirmaient qu’il y a un côté plus déplaisant de la maternité que tout le monde tait. La grossesse est un véritable tabou! C’est un moment où une femme fluctue entre deux extrêmes, l’extase et le désespoir intense. On est à bout à cause de la fatigue, mais on ne peut pas le dire car ce n’est pas "politiquement correct". J’ai essayé de faire un portrait de la complexité de cet événement. Il y a dans mon livre des pages sur cet amour fou qui naît soudainement et qui nous mène à tout relativiser, car tout devient dérisoire à côté du bébé. Mais il y a aussi le côté moins resplendissant: Sa Majesté le bébé règne d’une manière implacable alors que nous vivons dans une société très individualiste, où l’on a appris à se défaire de tout. Subitement, on a un petit tyran qui règne sur notre vie, nuit et jour. Ça, ce n’est pas évident!"

D’après vous, un bébé peut s’avérer un impitoyable "broyeur" de couple.

"C’est une réalité sociale irrécusable. Beaucoup de couples se séparent après la naissance de leur premier ou de leur deuxième enfant. J’ai voulu décrire, et dénoncer aussi, ce phénomène. Ce n’est pas la faute de l’enfant qui vient de naître, ni des parents. C’est la faute de la société dans laquelle nous vivons, qui ne fait rien pour arranger les choses. La société ne nous prépare pas à avoir des enfants."

N’est-ce pas un peu réducteur et simpliste de ne blâmer que la société?

"Il y a un double discours dans nos sociétés modernes. On nous encourage à avoir des enfants, mais on ne fait rien concrètement pour mettre un peu de baume sur le quotidien harassant des parents qui sont obligés de travailler, et surtout des mamans seules au foyer. À Paris, comme dans d’autres villes, les garderies sont débordées, elles affichent complet! Avoir aujourd’hui un enfant, c’est un peu le parcours du combattant!"

L’amour en prend aussi pour son grade!

"D’un point de vue idéologique, on a toujours cette idée de l’amour spirituel et de la rencontre romantique de deux âmes sœurs. Et puis, du jour au lendemain, le couple se retrouve à changer les couches du bébé. Il se dit: "Mais qu’est-ce qui nous arrive? Où est passé notre amour éternel?" Avec une conception aussi onirique de l’amour, on n’est pas préparés, ni toujours prêts, à accepter les "sacrifices" que nous impose la parentalité. C’est ce qui est arrivé à Nicolas, le compagnon de Barbara, le personnage principal de mon roman. Il est dépassé par les événements. Un bébé, ce n’est pas le meilleur ami du couple! Il y a un avant et un après… Pendant la grossesse, les désirs de l’homme et de la femme ne sont pas au même rythme. La femme enceinte, c’est une explosion de sensualité alors que l’homme, ébahi devant le gros ventre de sa conjointe, ne voit plus devant lui une femme, mais une mère… Décidément, c’est difficile parfois de comprendre l’Autre!"

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MARIE DARRIEUSSECQ ET MAXIME-OLIVIER MOUTIER

La sempiternelle question de la filiation, les crises conjugales, le divorce, les défis posés par la parentalité, l’avenir de la famille dans des sociétés de plus en plus individualistes et matérialistes… Voilà des thèmes cardinaux, qui nourrissent manifestement beaucoup l’imaginaire littéraire. Des thèmes prépondérants, en tout cas, dans les derniers livres de la romancière française Marie Darrieussecq, Le Pays (P.O.L., 2005), et de l’écrivain québécois Maxime-Olivier Moutier, Les trois modes de conservation des viandes (Marchand de feuilles, 2006).

Dans son roman, Marie Darrieussecq explore profondément plusieurs espaces: les territoires du moi, de la famille, du couple, de la naissance, de la mort… La narratrice de ce récit poignant, qui se définit comme "un pays amniotique", est enceinte d’un enracinement territorial, d’un livre et d’un enfant. Sa maternité la ramènera à ses origines à elle.

Maxime-Olivier Moutier nous livre en filigrane, dans son remarquable roman, une réflexion perspicace et puissante sur l’avenir du couple et des familles à une époque de grandes mutations. "L’humain post-moderne est seul, libre, mais abandonné", écrit-il, convaincu que l’individualisme est un fléau ravageur qui est en train de faire imploser le noyau familial et les repères identitaires.

Darrieussecq et Moutier brossent deux radioscopies moroses mais lucides de nos sociétés et de leurs égarements. Deux livres salutaires à une époque d’incertitudes, où la notion de solidarité s’effiloche.