Le sexe fort
Les jeunes femmes de 25-35 ans sont-elles assises sur les lauriers de leurs mères féministes? Entretien avec Ariane Émond, l’une des membres-fondatrices de la revue La Vie en rose dont le numéro hors série connaît un succès inespéré.
La Vie en rose
, célèbre revue féministe éteinte en 1987, lançait l’automne passé un numéro hors série (encore dans les bacs) qui s’est vendu comme des petits pains chauds. Au lendemain de la Journée des femmes, nous en avons profité pour aller à la rencontre d’Ariane Émond, pionnière du mouvement féministe au Québec et l’une des têtes pensantes de ladite revue dont le come-back semble indiquer qu’il y a encore des gens qui ne se sauvent pas en hurlant quand quelqu’un prononce le mot mal-aimé qui fait grimacer: "féminisme". Que pensent celles qui se sont battues pour le droit à l’avortement de la génération des 25-35 ans? Y a-t-il encore des féministes dans la salle? Rencontre avec une optimiste malgré tout.
Dans le numéro "Hors série" de La Vie en rose, Barbara Legault, jeune responsable de la mobilisation à la Fédération des femmes du Québec, soutient qu’"il n’y a pas de mouvement de jeunes féministes au Québec en ce moment". Il est vrai que ce n’est plus tellement dans l’air du temps…
"Les jeunes femmes de ta génération (25-35 ans) sont ce que j’appellerais des "consommatrices du féminisme". Elles peuvent s’abreuver à un certain nombre de valeurs, et jouissent des acquis des féministes: poursuivre de hautes études, pouvoir être autonome financièrement, ne pas être obligée de rester avec le même homme toute sa vie… Elles ont compris que la violence conjugale est inacceptable, savent qu’elles ont des chances égales un peu partout, que l’avortement est accessible et qu’il existe des garderies pour les enfants."
Trouvez-vous que nous sommes en quelque sorte assises bien confortablement sur vos lauriers? Vous dites-vous: "Tant mieux, c’est ce qu’on voulait pour nos filles" ou, au contraire, nous trouvez-vous un peu ingrates?
"L’époque n’est pas la même. À la fin des années 60, il y avait tous ces jeunes qui avaient envie de changer le monde parce que les règles étaient trop strictes, et la religion étouffante, autant ici qu’en Europe et aux États-Unis. Quand j’avais 25-30 ans, c’était "in" d’être féministe, ça avait de la gueule. On avait le feu au cul. On était de bonne humeur et en plus on était la première génération massivement éduquée. Vous héritez d’un mouvement qui a fait ses preuves, qui a fait une révolution extraordinaire au 20e siècle et qui n’a tué personne. C’est une révolution pacifiste qui a présenté les enfants aux hommes, a donné naissance à la première génération de pères qui paternent les enfants, qui a permis à des femmes d’entrer dans toutes les sphères de l’activité publique."
Avons-nous la mémoire courte?
"Je crois que vous n’êtes pas parfaitement conscientes, de manière générale, de la fragilité des acquis dont vous héritez, et je pense que de notre côté, nous n’avons pas su maintenir le lien de communication avec vous, nous n’avons pas su transmettre l’histoire de nos batailles et de nos combats à nos filles. Celles-ci ont pour la plupart – même les filles de féministes – acheté à leur insu l’image dépréciative que nos détracteurs ont véhiculée et que beaucoup de médias ont reprise, celle qui dit qu’on n’aime pas les hommes (l’image la plus empoisonnée qui nous ait collé à la peau), qu’on est enragées et hargneuses."
On a 25-35 ans à une époque individualiste; c’est l’inverse de la vôtre.
"Cette époque n’encourage pas la recherche de solutions au plan collectif. Vous avez encore des batailles à mener, et ce n’est pas en vous brouillant avec les vieilles féministes que vous avez à le faire, mais bien plus en vous chicanant avec la droite. Nous, on continue à le faire et vous allez devoir vous y mettre. On vient d’envoyer le message que les Canadiens sont capables de tolérer un gouvernement de droite et même d’en élire un, minoritairement. Et le Québec a contribué avec 10 députés. Un courant de droite s’installe au Québec, tranquillement, et ça, ce n’est jamais une bonne nouvelle pour les femmes. C’est clair que nous allons redescendre dans la rue pour divers combats. On pense – et on souhaite – que vous serez là aussi."
Vous qui avez fait beaucoup pour permettre aux femmes de se réapproprier leur corps, notamment en décriminalisant l’avortement, que pensez-vous de la porno, qui est partout, très accessible, et qui détermine désormais en grande partie l’imaginaire sexuel des gars et, par ricochet, celui des filles?
"La porno infantilise les femmes et représente leur corps en parties détachées. Ce que la porno nous offre, c’est de nous transformer en voyeurs et de flirter avec la violence, pas de nous aider à devenir de meilleurs amoureux. C’est une bataille que nous n’avons pas gagnée, mais notre réussite est d’avoir amorcé une sensibilisation."
Bon, soit. Maintenant, qu’est-ce qu’on peut faire? On ne peut pas l’enrayer, et nier qu’elle existe n’arrange rien…
"On peut critiquer la pornographie, et aussi il faut parler aux enfants, c’est important. Contrairement à ce que l’on prétend, la sexualité est encore taboue. Ma génération, je dois dire, a été bien plus capable de parler de méthodes contraceptives que de cette célébration que devrait être la sexualité. Il est clair que ce n’est pas en se vautrant dans du matériel pornographique qu’on apprend à s’ouvrir, à parler de nos vulnérabilités, de nos quêtes et de nos rêves, de tout ce qui est le fondement d’une relation qui va s’établir dans la durée."
Quelles batailles doivent être poursuivies?
"Je pense qu’elles se situent sur le terrain de l’intimité. Nous avons réussi à créer une armée de battantes qui sont capables, au plan professionnel, d’avoir assez de coffre et de tonus, mais qui ne s’aiment pas profondément et essaient, très souvent, de compenser ce manque d’estime via leurs relations sexuelles. Et en plus, vous allez être obligés de vous occuper d’environnement, hommes et femmes ensemble. La journée où vous allez vous fâcher pour de vrai, ça va paraître, mais vous avez du travail à faire pour vous convaincre qu’il faut que vous travailliez avec d’autres. Vous vous faites avoir en pensant que vous allez trouver la solution toutes seules. Nous, de notre côté, il faut arrêter de penser que nos solutions sont aussi celles que vous allez utiliser. Vous allez en trouver d’autres. Et le jour où vous allez avoir besoin de nous, on sera là."
La Vie en rose
Hors série
Septembre 2005
En coédition avec les Éditions du Remue-ménage