La disparition du tabac de tous les lieux publics, y compris bars et restos, nous promet de meilleurs jours, du soleil à l’année, de la fraîcheur et des effluves de brise printanière semblables à ceux que proposent les feuilles de Bounce que l’on balance sans compter dans la sécheuse avec jeans et t-shirts.
De l’air pur, on vous le jure. Des p’tits cumulonimbus plutôt que d’épais nuages de nicotine, et des poumons tout roses plutôt que ceux, presque nécrosés, qu’on nous montre sur les avertissements qui enluminent les paquets de clopes.
Aussi, il sera interdit de fumer en terrasse, ou à l’entrée des édifices, afin de préserver la qualité de l’air pour tous.
Dieu que nous vivons une époque bénie, dites-vous?
À Toronto, où l’on a d’ores et déjà interdit la cigarette dans les restos et les bars, le département de la santé publique affirmait en 2004 que la pollution de l’air ambiant provoque un peu moins de 2000 décès, et au moins 6000 hospitalisations par année (source: The Globe and Mail). Les mêmes experts estiment que l’espérance de vie de Torontois souffrant de maladies respiratoires peut être réduite d’une décennie s’ils sont soumis en permanence à l’air vicié de la ville.
Alors pendant que l’on évince les fumeurs des lieux publics afin de sauver des vies, des milliers et des milliers de voitures se succèdent bumper à bumper sur les autoroutes à quatre voies qui convergent vers le centre-ville, diffusant monoxyde de carbone et cent mille autres merdes dans une atmosphère déjà alourdie par un smog qu’alimentent les industries environnantes, les systèmes de chauffage, de climatisation, et quoi encore.
Au même moment, Blue Flag, un organisme qui conscientise la population de nombreux pays à l’état des plages naturelles, nous apprend que le système d’égouts pluviaux de Toronto ne fournit pas à la demande lors de tempêtes – pour cause d’étalement urbain et de surpopulation -, ce qui provoque le rejet de déchets toxiques à proximité de ses plages. De quoi vous rameuter les Rolling Stones et une pléthore de vieux bands de rock canadiens en moins de deux.
Mais revenons chez nous, et à la fumée du diable.
Dans tout le Québec, on estime qu’environ 80 personnes par année meurent d’un cancer du poumon à la suite d’une exposition prolongée à la fumée secondaire, et si on en croit les données de recherches américaines, on pourrait aisément multiplier par 10 les victimes de maladies cardiaques mortelles dues à ces mêmes boucanes (source: Agence de la santé et des services sociaux du Québec). Des chiffres parfaitement dérisoires en comparaison de ceux qui concernent les effets de l’air ambiant.
Cela dit, la loi interdisant l’usage du tabac dans les lieux publics n’est pas mauvaise en soi. Ce qui agace, c’est l’hypocrisie du discours qui l’accompagne, ou si vous voulez, le mensonge voulant que la disparition de la fumée de cigarette change quoi que ce soit à la qualité de l’air que l’on respire.
Cela me rappelle une de ces petites anecdotes dont vous êtes friands, vous qui appréciez que le chroniqueur livre des morceaux de sa vie, ramenant toute l’absurdité du monde à l’échelle de sa minuscule existence.
Il y a un peu plus de trois ans, alors que j’étais journaliste spécialisé en musique, je couvrais les FrancoFolies à Montréal, où je séjournais pour une dizaine de jours. Au sortir du bureau de Voir, j’enfilais un short, un t-shirt, et partais faire mon petit jogging quotidien qui me menait jusqu’au parc Lafontaine, dont je faisais le tour quelques fois avant de revenir, sous un soleil aussi assommant qu’une chape de plomb ou une chanson de Dany Bédar. Un 10 kilos tranquille, sans m’énerver. Chaque fois, quelques minutes après m’être assis pour récupérer, sur le perron de l’appartement où je résidais, la même sensation d’irritation, de congestion. Chaque jour, le même caillot de sécrétions brunâtres dans le nez. Un concentré de la merde que tous les citadins respirent quotidiennement, même s’ils ne fréquentent aucun bar ni resto où l’on fume.
Posons donc une question qui, dans ce contexte, est parfaitement légitime: alors que les cas de cancer du poumon se multiplient (cause principale de décès au Québec) tandis que le nombre de fumeurs diminue, la chasse sans merci que l’on fait à la boucane secondaire servirait-elle, bien ironiquement, d’écran de fumée?
En fait, c’est comme si en invoquant le retour à un air pur qui n’existe tout simplement plus en zone urbaine, les gouvernements, complices de cette dégradation de l’atmosphère, cherchaient surtout à se donner bonne conscience.
Un peu comme une pute qui voudrait se refaire une virginité.