Au temps de la censure… : Plaisir coupable
Société

Au temps de la censure… : Plaisir coupable

Le cycle Au temps de la censure…, présenté jusqu’au 26 mars à la Cinémathèque québécoise, jette un regard attendri sur un demi-siècle de films frappés d’interdit au Québec. Entrevue avec Telesforo Tajuelo de la Régie du cinéma.

"Cachez ce sein que je ne saurais voir." Tel aurait pu être le mot d’ordre du Bureau de la censure des vues animées de la province de Québec, qui, de 1913 à 1967, a décrété 8500 interdictions (!), sans compter les innombrables coupures. Des exemples: Les Amants (Louis Malle, 1958), renvoyé à son distributeur pour cause d’"infidélité conjugale, amants et maîtresses et scènes de chambre à coucher"; Et Dieu… créa la femme (Roger Vadim, 1956), coupé, proscrit et qui a semé l’indignation dans des foules manifestantes; Hiroshima mon amour (Alain Resnais, 1959), amputé de près de 13 minutes sur 90.

Comment expliquer cet excès de zèle pudibond? Au début du siècle dernier, rappelons-le, l’Église catholique règne sans partage sur les âmes. Gardienne de la morale, elle contrôle l’Instruction publique depuis 1874 et met à l’Index des livres de Voltaire, Rousseau et Balzac. Le Dominion du Canada ne possède pas encore sa pleine indépendance et ses valeurs restent fidèles à l’esprit de la loi anglaise, notamment en ce qui concerne la censure. "Le Bureau de la censure a vu le jour alors que sévissaient l’ultramontanisme catholique et le puritanisme anglais, rappelle Telesforo Tajuelo, chargé de projets à la Régie du cinéma. Il a banni à lui seul autant de films que le reste du Canada et la Grande-Bretagne réunis. Le Québec a fait figure de champion de la censure, au point qu’en Russie, un journaliste s’est bien moqué de nous en 1916 en affublant le Québec du titre de "pays des ennemis du cinématographe"."

Par exemple, les censeurs du Bureau n’ont sûrement pas trouvé bien drôles ces scènes où Frankenstein (Roger Whale, 1931) se prend pour Dieu grâce à son pouvoir de création. Car on ne tourne pas en ridicule le dogme. Le film prit vie sur les écrans après qu’ils eurent retranché les parties malsaines et rafistolé les pures. Et ce, sans oublier de faire précéder le nouveau montage d’un préambule écrit par des jésuites.

C’est que le Bureau a cédé de facto au clergé le pouvoir de censure quelques années auparavant. L’incendie, en 1927, du Laurier Palace, qui a coûté la vie à 78 spectateurs, pour la plupart des enfants, a eu pour effet d’accélérer la mainmise des robes noires sur les images cinétiques. "L’Église a profité du drame pour faire interdire aux moins de 16 ans l’entrée aux salles de cinéma. La loi ne sera cassée que 33 années plus tard, ajoute l’historien. À partir des années 30, donc, des groupes d’intérêts catholiques dirigent une véritable croisade anti-cinéma. Le ton se durcit. Ils harcèlent le Bureau de la censure et envoient des lettres adressées au premier ministre Louis-Alexandre Taschereau."

Un de ceux-ci, le Comité des oeuvres catholiques de Montréal, mènera plus tard la charge contre la sortie de Dr Jekyll et Monsieur Hyde (Victor Fleming, 1941), dont il dénonce "la passion poussée à son paroxysme". En dépit de larges coupures, le film sera montré.

LA GRANDE NOIRCEUR

Pendant les décennies qui suivent l’élection, en 1936, de Maurice Duplessis, la censure au Québec change de paradigme, prenant une couleur nettement plus politique. "C’est un peu l’hystérie à propos de tout ce qui menace la démocratie. On pense que les Juifs sont communistes, que les syndicalistes sont communistes, que les nazis sont nazis, et les francs-maçons, on ne les comprend simplement pas", ironise M. Tajuelo, complice de l’auteure Nicole M. Boisvert, qui vient de publier La Saga des interdits (Libre Expression).

La palme de l’obscurantisme revient certes au "cheuf", qui commande en 1947, deux fois plutôt qu’une, l’interdiction des Enfants du paradis parce que sa thèse est jugée "immorale, inacceptable, anti-familiale et glorifiant l’amour libre". Malgré l’interdit, les étudiants en philosophie de l’Université de Montréal organisent la projection du film. En pleine séance, la police saisit les bobines. L’ambassadeur français tente en vain de convaincre Duplessis. Des cinéphiles appellent à une révision de la décision. Un distributeur re-dépose le film, mais le Bureau de la censure refuse net sur ordre direct du premier ministre. Ce chef-d’oeuvre du tandem Carné-Prévert ne sera finalement autorisé qu’en 1967, année qui, incidemment, sonne le glas du Bureau de la censure.

Pour l’horaire des projections: www.cinematheque.qc.ca