Gérald Alexis
Gérald Alexis, sommité mondiale de l’histoire de l’art des Caraïbes, effectue présentement une résidence d’écriture à l’Institut canadien. Alix Renaud a voulu profiter de son séjour en nos murs pour parcourir avec lui le fascinant univers de la peinture haïtienne.
L’espace d’un après-midi, les deux hommes se sont retrouvés au chic Hôtel Dominion afin de discuter d’art, de politique et de vaudou. Une rencontre passionnante où l’attachement pour la culture de leur île se conjuguait sur la trame du regard que porte l’exilé sur son pays natal.
Alix Renaud: Vous êtes né en Haïti et vous avez quitté l’île très jeune. Après des études aux États-Unis et en Belgique, vous vous consacrez à l’histoire de l’art. Vous avez été directeur de plusieurs musées, dont deux en Haïti. Vous avez aussi organisé de nombreuses expositions un peu partout sur la planète, de l’Amérique latine à la Finlande en passant par le Grand-Palais à Paris, tout en faisant partie de l’équipe de conservation de la collection américaine.
Gérald Alexis: "En fait, ma spécialité est latino-américaine, avec un accent mis sur les Caraïbes, et plus particulièrement Haïti. Je n’ai pas voulu considérer l’art haïtien de manière isolée. On s’imagine toujours qu’il a évolué en vase clos, mais c’est absolument faux. Il y a des influences diverses qui ont marqué cette peinture. C’est un art en perpétuelle évolution. Après les années 40, on ne s’est pas installé dans une tradition indigéniste. Il y a des genres très variés qui composent cette peinture. On produit encore des toiles avec des thèmes folkloriques ou religieux, mais il y a aussi des artistes qui traitent de sujets très actuels. On peut penser à Jean-René Jérôme, qui a beaucoup choqué en peignant la réalité crue du sida."
AR: Est-ce qu’on peut dire que la renommée de l’art haïtien est internationale?
GA: "Le dernier pays en date à avoir développé un intérêt pour la peinture haïtienne est le Japon. À l’opposé de la peinture japonaise, qui manifeste une grande sérénité, chez nous, c’est la couleur, le mouvement et le bruit qui dominent."
RÉSISTANCE ET ENGAGEMENT
AR: On sait qu’Haïti a connu et connaît encore une situation politique et économique très difficile. Est-ce que la peinture a servi d’outil de résistance?
GA: "Je ne crois pas que la peinture haïtienne ait contribué à une forme de résistance. Il n’y a pas eu de révolte des artistes, parce que, à ma connaissance, la peinture n’a pas été censurée comme la littérature l’a été."
AR: On voyait une menace directe faite au pouvoir par la littérature ou la poésie…
GA: "Exactement. Des écrivains ont renversé des gouvernements, mais jamais des peintres… du moins pas encore. Par conséquent, la peinture n’a jamais été véritablement considérée comme une menace par le pouvoir."
AR: Parce qu’elle échappait à la raison?
GA: "Oui, en quelque sorte. On ne prenait pas le peintre au sérieux. On considérait les artistes comme des gens inutiles. Ce n’est que récemment que la carrière d’artiste est devenue louable en Haïti."
AR: Mais est-ce que la situation politique force l’art pictural à participer à une sorte de dénonciation? Est-ce qu’il est ipso facto engagé?
GA: "Personnellement, je ne crois pas. Je ne sais pas si les artistes bénéficient du recul nécessaire pour faire de la peinture engagée. Je dirais qu’ils font une "peinture vérité". C’est une peinture qui est souvent insoutenable de par son contenu, mais de là à dire qu’elle est engagée… Elle est surtout le reflet de conflits personnels qui peuvent naître de quelque chose de plus grand. Mais je ne crois pas qu’il y ait une peinture de révolte politique."
AR: Quelle est actuellement l’influence des peintres haïtiens vivant à l’étranger? Est-ce qu’il y a des échanges, des contacts fréquents?
GA: "Il y a eu une tendance à exposer la diaspora à Port-au-Prince. On y présente des artistes haïtiens vivant au Canada ou ailleurs. On ne peut pas vraiment parler d’influence. Je crois que c’est plutôt l’inverse qui se produit. Les artistes exilés se ressourcent en Haïti. Il y a aussi ceux qui ont abandonné le néo-indigénisme et qui travaillent maintenant à faire des installations. Ils font un art très actuel. Malheureusement, on ne les considère pas comme des artistes haïtiens. C’est un drame. On ne les reconnaît pas comme haïtiens parce qu’il ne sont pas attachés aux sujets locaux."
AR: Ils deviennent new-yorkais, montréalais…
GA: "Oui, ce sont des artistes à la fois internationaux et déracinés. Si on pense au monde de la musique, c’est un geste incroyable qu’a fait Wyclef Jean lorsqu’il s’est enveloppé du drapeau d’Haïti pendant un gala à Monaco. Symboliquement, il est redevenu haïtien. Mais au-delà du symbole, c’est un artiste américain à l’influence mondiale qui a renoué avec ses racines et qui s’investit maintenant au pays. Comme si l’exil donnait la distance nécessaire au véritable engagement."
RITES, COHABITATION ET VAUDOU
AR: Dans votre livre paru en 2000, Peintres haïtiens, vous avez abordé la question des liens étroits tissés entre l’art et la religion en Haïti. Ce qui m’amène à vous demander quel rôle a joué le vaudou dans l’intérêt que l’Europe a porté à la peinture haïtienne, et si c’est la visite d’André Breton sur l’île qui a permis cette ouverture.
GA: "Dans les années 40, au moment où André Breton arrive en Haïti, il avait déjà intégré les sciences occultes à la vision surréaliste. Au contact de la peinture de Victor Hyppolite, qui a été le premier à créer des oeuvres publiques proposant une iconographie des dieux du vaudou…"
AR: Des dieux?
GA: "Quand je dis "des dieux", il faut bien comprendre que le vaudou est une religion monothéiste. Il y a ce qu’on appelle les loas. Ce sont des esprits qui forment un panthéon autour du dieu unique. Pour faire un parallèle avec le christianisme, ils sont un peu l’équivalent des saints. Ils se manifestent sous forme humaine dans le cas d’une possession. Hyppolite a créé une iconographie très puissante à partir de leurs attributs. Breton a trouvé cela tout simplement extraordinaire. Il a même écrit que le travail d’Hyppolite avait influencé les jeunes peintres surréalistes. J’ai été renversé récemment de voir au Musée national des beaux-arts du Québec une exposition sur le travail de deux artistes surréalistes (NDRL: Mimi Parent et Jean Benoît, surréalistes) dans laquelle certaines oeuvres traitaient de sujets qui étaient, à mon sens, directement inspirés du vaudou. Il y avait notamment une toile montrant un loa, le Baron Samedi, maître des cimetières. Il y avait aussi des cannes phalliques comme celles utilisées dans le rituel des morts. Je me suis demandé si c’était là la trace de Breton, qui avait importé ces thèmes d’Haïti."
AR: Et aujourd’hui?
GA: "Le vaudou est encore très répandu. C’est de se faire des illusions que de prétendre le contraire. Cette religion cohabite très bien avec le catholicisme. Pour être un bon "vaudouisant", il faut être un bon catholique."
AR: Il faut dire que le vaudou est toujours considéré comme la solution pratique. Un type va à l’église tous les dimanches. S’il considère qu’il a un problème qui ne se règle pas assez vite avec Dieu, il va trouver un truc du côté du vaudou. Pour lui, il n’y a pas de contradiction.
GA: "Aucune. D’ailleurs, l’approche de la religion chez l’artiste haïtien n’est pas la même que celle de l’artiste québécois. Ici, il n’y a que très récemment qu’on s’est libéré de la religion. Le problème qu’il y a chez nous, c’est que l’art catholique peut toujours être interprété par l’intermédiaire du vaudou. Quand vous entrez chez quelqu’un et qu’il y a une espèce de petit oratoire, est-ce que c’est bien pour la pratique catholique ou si c’est pour le vaudou?"
AR: Mais comme toutes les religions secrètes, le vaudou demeure un culte d’initiés. Est-ce qu’il n’y a pas des frictions lorsque des artistes peignent des sujets tabous?
GA: "La représentation artistique du vaudou est bien souvent une trappe aux naïfs. Un peintre comme Gérard Martin va représenter une cérémonie vaudou dans une salle où il y a un parquet fait de carrelage. C’est impossible! La cérémonie vaudou doit toujours avoir lieu sur la terre. C’est là toute la ruse haïtienne: c’est de faire croire au dévoilement… mais en fait de ne rien dire."