Bons baisers de France
Société

Bons baisers de France

Le labyrinthique Salon du livre de Paris avait lieu du 17 au 22 mars avec, pour "pays" invité, la francophonie. Ça bardait au stand du Québec, principalement autour de la question de l’exportation des lettres québécoises… Voir est allé gratter le bobo.

Paris, 18 mars. Six ans après le Printemps du Québec à Paris, le stand de la Belle Province est de nouveau sous les projecteurs. Au pied d’un immense baobab de carton mâché, entre une table ronde sur une récente biographie de Serge Gainsbourg et une rencontre avec un Acadien, s’entassent les publications qui présentent les littératures de la francophonie. Parmi les journaux rassemblés, se trouve, dans Le Monde, un article signé David Homel qui a irrité plus d’un écrivain, éditeur et libraire sur place.

Ceux-ci s’emportaient pour deux raisons. D’abord en réaction à ce texte qui, s’il s’appuie sur des faits, passe toutefois à côté de l’essentiel. Intitulé "La littérature québécoise n’est pas un produit d’exportation", glissé parmi les autres textes des pays constituant la francophonie qui présentent aussi un survol de leur corpus national mais de façon significativement plus enthousiaste, le papier d’Homel avançait entre autres que "le grand succès du Canada comme société civile nuit à l’exportation de ses auteurs". Ce qui signifierait, selon le critique de La Presse, grosso modo, qu’"à pays tranquille, littérature tranquille". Un article somme toute assez court, qui parle des grands thèmes des lettres d’ici, du lectorat majoritairement féminin, du taux d’analphabétisme – la "grande honte" de la province – et, enfin, de la tradition orale et du conte façon Fred Pellerin et des promesses qu’il porte en ce qui a trait à la percée de la littérature québécoise en France dans un avenir proche, puisqu’il "fournit une expérience de la parole sans obliger [le] public à passer par l’écrit".

Jean-Pierre Bertrand, président du Centre d’études québécoises de l’Université de Liège.

Parallèlement à cet article et aux réactions qu’il suscite, la voix de Monique Proulx (Homme invisible à la fenêtre, Le coeur est un muscle involontaire), parmi la trentaine d’auteurs québécois envoyés outre-mer, s’élève pour dénoncer la perception "terriblement parisianiste", voire "condescendante", de la francophonie par la France, puisque celle-ci aborde la francophonie comme si elle en était exclue.

Au final, à travers tout ce branle-bas de combat, les esprits se sont échauffés mais les questions demeurent sans réponses… Voir a investigué auprès de quelques observateurs privilégiés.

Selon vous, la littérature québécoise est-elle exportable?

Marc Drouin, responsable du service culturel de la Délégation générale du Québec à Bruxelles, installé en Europe depuis presque 10 ans:

"Oui. On n’a pas un problème par rapport au contenu, mais plutôt un problème de diffusion. C’est ce qui fait que la littérature québécoise est si peu connue à l’étranger. Ici, à Bruxelles, au cours de la dernière année, sont passés une vingtaine d’auteurs et on rejoint à chaque coup un public avec lequel, bien sûr, on parle la plupart du temps de découverte. Le marché à l’extérieur du Québec est naissant, il faut y travailler."

Jean-Pierre Bertrand, président du Centre d’études québécoises de l’Université de Liège (le plus ancien d’Europe, créé en 1978):

"Bien sûr qu’elle est "exportable", mais l’adjectif est pour le moins maladroit – les biens de consommation culturels ne sont pas des marchandises comme les autres. D’autant plus que cette littérature est exportée, et ce, depuis longtemps. Faut-il rappeler qu’en France, Ducharme, Hébert, Godbout, Miron et quelques autres sont édités par des maisons parisiennes? Le problème est effectivement celui de la diffusion et de la circulation des oeuvres et des auteurs."

Françoise Careil, libraire au stand du Québec à Paris depuis quatre ans et à la Libraire du Square (Montréal):

"Les attentes des lecteurs français qui viennent nous voir sont de plus en plus diversifiées. Les livres de "tourisme" et les dictionnaires d’expressions et de mots québécois sont de moins en moins demandés au profit du roman, de la poésie, de la littérature jeunesse qui a toujours une excellente réputation, de l’essai sociologique ou de l’ouvrage universitaire."

Gaston Bellemare, éditeur québécois présent dans les salons internationaux, qui fait traduire ses poètes et vend des droits:

"Voici des chiffres probants: 230 % d’augmentation des ventes de livres, 448 % des ventes de droits (1995-2004), pour plus de 100 M $ de ventes. En poésie seulement, 47 éditeurs (15 pays d’Europe, d’Amérique centrale et du Sud) ont acheté plus de 100 000 exemplaires de livres de poésie d’ici au cours des 15 dernières années."

Au lieu de solliciter la France, devrions-nous viser d’autres marchés et traduire davantage, nous tourner vers la Belgique, l’Italie, l’Allemagne, les Pays-Bas, etc.?

Marc Drouin: "Il faut, bien sûr, viser le marché de la France et les marchés francophones, tout en ouvrant vers le plus large possible. Bon an, mal an, il y a déjà des traductions importantes – en néerlandais, par exemple – qui se font dans tous les genres, y compris la poésie, le roman et le théâtre. On atteint un autre public et ce public, encore une fois, ne cherche pas le côté "québécois" mais toujours un bon livre, une bonne histoire."

Manik Sarkar, traducteur.

Jean-Pierre Bertrand: "Je ne pense pas qu’il y ait aujourd’hui assujettissement des écrivains québécois par rapport à la France. Ce que je ressens depuis longtemps, notamment en regard de ce qui se passe dans les pays francophones de proche périphérie (la Belgique et la Suisse), c’est une attitude plutôt affranchie, qui se traduit par une langue littéraire qui ne s’est jamais guère embarrassée des canons français."

Manik Sarkar, traducteur de Gil Courtemanche et Marie-Sissi Labrèche en néerlandais:

"Pourquoi pas? Il me semble que les auteurs québécois sont en train de trouver une voix tout à fait propre à eux, différente à la fois de la France et des États-Unis. En outre, la littérature québécoise a un grand avantage sur d’autres régions linguistiques comparables en taille parce que le français est l’une des langues mondiales, de sorte que la connexion française est possible."

Est-ce que traduire des auteurs québécois est quelque chose de compliqué?

Manik Sarkar: "Cela dépend de l’auteur, évidemment. Les romans de Gil Courtemanche, par exemple, ne m’ont pas posé de problèmes. Par contre, l’argot utilisé par Marie-Sissi Labrèche était plus difficile; mais là il faut dire que tous les romans que j’ai traduits avaient leurs propres problèmes et particularités, et je ne dirais pas que la traduction de la littérature québécoise soit exceptionnellement compliquée. Il y a parfois des mots ou des expressions que je ne connais pas, mais pas plus que dans les romans congolais et guadeloupéens que j’ai traduits; et, de plus, les différences culturelles entre le Québec et l’Europe sont infiniment plus petites."