Trivianomics
Véritable succès d’édition, Freakonomics fait un malheur dans les librairies américaines et européennes. Ce livre-tourbillon écrit par Steven Levitt, économiste iconoclaste et rebelle, débarque enfin chez nous, au grand plaisir de tous les fans de Trivial Pursuit.
Apôtre réticent de la pensée latérale qui consiste à trouver des solutions innovatrices à des problèmes complexes en prenant le contrepied des idées reçues, Levitt détonne de ses pairs. À l’opposé de certains grands pontes de la science économique, ce professeur de l’Université de Chicago, lauréat du prestigieux prix John Bates Clark, décerné tous les deux ans à l’économiste de moins de 40 ans le plus prometteur, ne se voit pas comme un théoricien. Il n’a pas la prétention de fonder une nouvelle école de pensée. Il n’aime pas les clubs privés.
Freakonomics, signé avec Stephen Dubner, un journaliste du New York Times, est un livre brillant mais déroutant parce que sans ambition particulière: un traité d’économie qui évite soigneusement les grandes questions de la pensée économique. On n’y parle ni de Bourse, ni de PNB, ni de dettes nationales. Ni non plus de déficits commerciaux ou de chômage. C’est plutôt la vie quotidienne dans ses menus détails qui inspire Levitt.
En fils spirituel de Milton Friedman, Sherlock Holmes et du professeur Tournesol, Levitt pense qu’il n’y a pas de sots sujets pour "la science des mesures" qui peut s’appliquer à tous les phénomènes de la vie de tous les jours. Son but unique: "Savoir ce qu’il faut mesurer et comment le mesurer" pour "rendre un monde complexe beaucoup plus simple". Il s’intéresse donc à tout: des méthodes de triche des lutteurs de sumo à l’organisation du travail des dealers de drogue, ou à l’éthique des agents immobiliers. C’est d’ailleurs certainement l’absence de liens entre les sujets abordés par Levitt et Dubner qui fait de ce livre un succès si vif auprès des membres de la génération zapping, peu friands de la concentration prolongée que demande une lecture ininterrompue.
Mais c’est surtout un cas de figure précis évoqué par Levitt qui a valu à son livre une part importante de son succès et de son rayonnement médiatique. En effet, celui-ci pense avoir trouvé la raison pour laquelle la criminalité américaine n’a jamais été aussi basse ces 30 dernières années! L’auteur explique cette chute abrupte des crimes violents par la légalisation en 1973 de l’avortement aux États-Unis. Pour Levitt, les chiffres sont formels: s’il y a moins de criminalité aux USA, c’est que moins de pauvres sont nés.
Pas surprenant, donc, qu’en octobre dernier, William Bennett, féroce républicain, ancien secrétaire d’État à l’éducation de Ronald Reagan, reconverti dans l’enseignement à distance et dans le talk-show, répondant à un auditeur qui l’interrogeait sur le bouquin de Levitt, en ait profité pour exprimer tout haut ce que certains de ses compatriotes pensent malheureusement tout bas. "Il est vrai que si vous vouliez réduire la criminalité, vous pourriez, si c’était votre seul objectif, avorter toutes les mamans noires, et le nombre de crimes diminuerait. Ce serait, a-t-il tout de même ajouté, une chose impossible, ridicule et moralement condamnable à faire."
C’est là le grand problème des chiffres: on peut leur faire dire n’importe quoi, y compris des horreurs! Levitt n’est pas responsable du recyclage douteux de ses idées. Toutefois, il aurait peut-être été souhaitable qu’il s’intéresse au problème de l’injustice raciale aux USA et qu’il utilise ses formidables talents de mathématicien pour résoudre le problème suivant: en 2003, 70,6 % des personnes arrêtées étaient blanches, 27 % noires. Il y avait pourtant 910 200 Noirs dans les prisons, et seulement 777 500 Blancs. Dommage qu’il ait plutôt préféré écrire un chapitre entier sur le choix des prénoms en Californie.
Selon Levitt, tout, en matière d’économie et de vie quotidienne, est affaire d’incitations à porter ou non certains gestes. Une conclusion qui s’applique à Levitt lui-même! On comprend bien son intérêt personnel à écrire Freakonomics. S’il avait décidé de signer un livre plus sérieux, il n’aurait peut-être pas figuré dans autant de listes de best-sellers. Il faudrait peut-être qu’il se penche sur son propre cas dans son prochain livre!
Freakonomics
Steven D. Levitt et Stephen J. Dubner
Éditions Transcontinentales, 246 p.