Téléchargement : iTunes illégal?
Le succès de la plate-forme de téléchargement légal de musique iTunes est remis en cause par une loi votée en France, dont les conséquences pourraient être mondiales. Comment concilier la lutte contre le piratage avec le respect des lois du marché?
"J’espère que chaque consommateur, chaque artiste, chaque dirigeant de société de musique prendra un petit moment pour réfléchir à ce que nous avons pu accomplir ensemble au cours des trois dernières années", déclarait Steve Jobs, le chef de la direction d’Apple, le 23 février 2006, alors que la firme à la pomme annonçait qu’un milliard de morceaux avaient été téléchargés légalement sur le site iTunes Music Store depuis sa création en avril 2003. "Cela représente un poids véritable contre le piratage de la musique et pour l’avenir de la distribution de musique, à mesure que nous passons du CD vers Internet", affirmait-il. En effet, en 2005 les bénéfices enregistrés par les maisons de disques pour la vente de musique sur Internet ont triplé: de 400 millions de dollars américains en 2004, les ventes ont totalisé 1,1 milliards de dollars américains en 2005, alors qu’on recensait encore 885 millions de pièces musicales disponibles illégalement sur Internet en janvier 2006, selon la Fédération internationale de l’industrie phonographique (IFPI).
Pourtant, une petite phrase dans un texte de loi actuellement discuté en France pourrait bientôt remettre en question l’excellente réussite du couple iPod / iTunes d’Apple. En débattant autour d’une loi relative à la protection des droits d’auteur à l’ère numérique, les députés français ont pointé du doigt la situation de quasi-monopole créé par Apple: sous prétexte d’empêcher le piratage, Apple vend les morceaux de musique sous un format spécifique qui interdit l’interopérabilité des technologies. En clair, les fichiers musicaux vendus par Apple sur son magasin en ligne iTunes, et dont le format d’encodage lui est exclusif, ne peuvent être lus que par ses propres plates-formes, dont l’iPod… et les détenteurs d’un iPod ne peuvent télécharger en ligne que des morceaux disponibles sur iTunes. Cette future loi française qui stipule que "les mesures techniques ne doivent pas avoir pour effet d’empêcher la mise en oeuvre effective de l’interopérabilité, dans le respect du droit d’auteur. Les fournisseurs de mesures techniques doivent donner l’accès aux informations essentielles à l’interopérabilité", provoque bien sûr la colère d’Apple qui la qualifiait dans un récent communiqué d’opération de "piratage parrainé par l’État".
Le monopole serait-il donc la seule alternative au piratage? "Le procédé d’Apple va à l’encontre de toutes les lois de la concurrence qui empêchent les entreprises de garder des clients captifs. C’est normal que les États interviennent. Il n’y a pas qu’en France que ce problème se pose et la question va sûrement être soulevée bientôt dans d’autres pays", commente Pierre Trudel, professeur titulaire de la Chaire L.R. Wilson sur le droit des technologies de l’information à l’Université de Montréal. Il faut dire qu’entre les grandes compagnies de disques qui voient leurs profits massivement attaqués par le téléchargement, le désir légitime des artistes d’être rémunérés pour leur travail et les exigences des consommateurs qui réclament un accès plus libre aux produits culturels, les États ont souvent du mal à trancher. Au Canada, le projet de loi C-60 sur la protection des droits d’auteur à l’ère numérique déposé en juin 2005 est d’ailleurs mort au feuilleton sur la table de la Chambre des communes, faute de consensus.
"Le monde de la musique traverse une période de profonds bouleversements", analyse le professeur en sociologie des musiques actuelles à l’Université de Paris XIII, Gérôme Guibert. "Dans les années 1980-1990 quand Sony a sorti les premiers CD, les compagnies de disques maîtrisaient encore les supports, avec les MP3 ce n’est plus du tout le cas; du coup, les industries de la communication sont en train d’avaler les industries de la culture. Apple à travers iTunes contrôlera bientôt totalement la diffusion de la musique", explique-t-il. Les lois sur les droits d’auteur sont basées sur des supports matériels, sur des objets… et l’industrie du disque aussi. Tout doit être repensé et cela va prendre du temps", affirme-t-il.
Un constat partagé par le philosophe et sociologue canadien Hervé Fischer: "On en est encore à la phase d’expérimentation d’Internet, on ne peut pas espérer que la législation va suivre l’évolution de la technologie en temps réel!", s’exclame-t-il. Face au débat qui oppose actuellement le géant de la communication et l’État français, il réclame plus de souplesse: "Apple a fait un coup de maître et iTunes est une excellente initiative contre le piratage. Bien sûr, cela ne doit pas dispenser l’entreprise de se conformer aux lois du marché, mais la loi doit pour le moment faire preuve de tolérance pour laisser les usages sociaux et les industries évoluer… Il était peut-être trop tôt pour légiférer", suggère-t-il.
Le chercheur français Gérôme Guibert et son collectif GBH+Support proposeront une conférence gratuite sur les pratiques artistiques, culturelles et économiques propres aux musiques populaires le 7 avril à partir de 13 h à la faculté de musique de l’Université de Montréal. Pour plus d’informations, consultez le site www.seteun.net
LE TÉLÉCHARGEMENT DE MUSIQUE DANS LE MONDE
885 millions de pièces musicales étaient disponibles de façon illégale sur Internet en janvier 2006.
470 millions de morceaux ont été vendus légalement sur Internet en 2005 contre 160 millions en 2004
Les Américains et les Japonais sont les principaux acheteurs de musique en ligne, les Canadiens n’arrivent qu’en septième position.
La vente de musique sur des supports matériels (CD, disques, DVD audio, Mini Disc, cassettes…) a chuté de 6,7 % en valeur en 2005.
En 2005, les ventes de musique en ligne ne représentaient que 6 % des revenus des maisons de disques.
Depuis 2003, iTunes d’Apple a vendu plus d’un milliard de morceaux.
Deux lecteurs portables vendus sur trois sont des iPod d’Apple.
X&Y de Coldplay (EMI) est l’album le plus vendu en ligne en 2005.
Source: IFPI Digital Music Report 2006.