Comme deux frères : Le siècle à deux
Société

Comme deux frères : Le siècle à deux

Dans Comme deux frères, Axel Kahn, généticien de renommée mondiale, et son frère aîné, Jean-François Kahn, fondateur et directeur de l’hebdomadaire Marianne, parlent avec fougue d’une kyrielle de sujets d’une brûlante actualité.

La politique et les politiciens en prennent pour leur grade dans votre livre. À vos yeux, la politique n’est plus qu’une discipline exsangue, totalement discréditée. Un jugement cinglant!

J.-F. Kahn: "Pour moi, la politique n’est pas vraiment une déception parce que je n’ai jamais fait autant de politique qu’aujourd’hui. Je fais de la politique à ma façon, par le biais de mon journal, des idées que je défends, de mes combats quotidiens… Je ne peux pas dire que je ne crois plus à la politique. J’y crois encore! Je dirais même qu’il est absolument important de retrouver le goût de la politique, de réenchanter la politique, de redynamiser l’engagement politique. Mon objectif en politique est ce que j’appelle le centrisme révolutionnaire, c’est-à-dire un mouvement pour replacer l’homme au centre de la problématique sociale. C’est politique ou éthique? C’est politique et éthique. En vérité, c’est politique dans le sens où ce mouvement s’escrime à réinjecter fondamentalement de l’éthique dans le sang de la politique.

A. Kahn: "J’ai été durant dix-sept ans membre du Parti communiste. Je l’ai quitté en 1977. À l’époque, je considérais Jean-François comme un valet de la grande bourgeoisie! (ils pouffent de rire tous les deux) Chez moi, la fin du militantisme politique a très exactement coïncidé avec le début de mon implication dans la réflexion éthique. Deux raisons majeures m’ont motivé à délaisser le champ politique pour m’engager de plus en plus dans la réflexion morale. La première: quand je suis devenu agnostique, je m’y suis cru obligé pour moi-même; maintenant, j’essaye de le faire aussi pour ceux que ça peut intéresser, de refonder les bases d’une morale laïque, qui n’allait pas de soi. Je cite souvent cette observation très éloquente de Dostoïevski: "Si Dieu n’existait pas, alors tout serait possible". L’idée selon laquelle la référence à la transcendance est totalement indispensable pour arriver à spécifier une pensée morale reste encore aujourd’hui largement répandue. Lorsque je donne des conférences, on me pose souvent cette question: "Vous dites que vous êtes intéressé par l’éthique, mais comment pouvez-vous réellement la fonder en dehors de la référence à une loi décrétant ce qu’est le bien et ce qu’est le mal?"

La deuxième raison, c’est mon métier. Je suis généticien. Mais, en même temps, je ne suis pas un ignare en politique et en histoire des idées. Je sais combien la génétique a été la science par excellence récupérée par les idéologies de la stigmatisation de l’autre, notamment au XXe siècle, une des périodes les plus noires de l’Histoire de l’humanité. Il m’a semblé qu’il était totalement de mon devoir non seulement de m’investir pour améliorer la qualité de la génétique, que j’ai contribué à faire progresser, mais également de me porter au créneau de la défense de ma science contre les brigands de l’idéologie."

D’après vous, un des principaux "brigands" de l’idéologie est le capitalisme économique libéral débridé, nourri par la mondialisation. Une idéologie que vous fustigez avec véhémence.

J.-F. Kahn: "Le système capitaliste, dont même les théoriciens libéraux ont bien compris qu’il devrait être régulé et contrôlé, peut donner le meilleur de lui-même. Mais le capitalisme à la fois mondialisé et totalement déréglementé, qui a le vent en poupe actuellement, est en train de déboucher sur une dynamique qui se retourne contre tous les principes libéraux. Ce qu’on appelle le néolibéralisme, c’est-à-dire le capitalisme nouveau, ce n’est pas la continuation du libéralisme originel. Le néolibéralisme, c’est la contradiction du libéralisme. Autrement dit, le néolibéralisme est au libéralisme ce que le stalinisme est au socialisme."

A. Kahn: "La pensée libérale des origines – je ne suis pas forcément d’accord avec elle, mais elle m’intéresse beaucoup et je l’ai beaucoup étudiée philosophiquement – était extraordinairement progressive. Nous sommes les fruits de cette pensée libérale! À l’origine, le père fondateur de cette pensée foisonnante, Adam Smith, était un moraliste. Il considérait qu’après tout, le meilleur moyen de parvenir à la satisfaction des gens était effectivement le système de compétition libéral autocontrôlé par un système démocratique. Mais aujourd’hui, la totalité du mouvement des stratégies décisionnelles du monde économique n’a pour but que d’accumuler le monétaire. C’est la monétarisation tout azimut!

La science progresse à une vitesse vertigineuse, mais une partie de l’humanité régresse au niveau socioéconomique, constatez-vous avec amertume. "Science sans conscience n’est que ruine de l’âme": cet aphorisme de Rabelais est, plus que jamais, très actuel?

J. -F. Kahn: "C’est tout à fait vrai. Mais le sens du progrès n’est absolument pas linéaire. Celui-ci implique des retours en arrière terribles. Le sens du progrès, ce n’est pas comme le marquis de Condorcet ou Victor Hugo le pensaient, c’est-à-dire la montée marche par marche d’un vaste escalier qui fait qu’en effet l’école implique l’intelligence, l’intelligence implique la liberté, la liberté implique la démocratie… Même Victor Hugo l’a compris peu avant sa mort, en grande partie à cause des pogroms antisémites qui révulsaient la Russie tsariste. Pogroms qu’il a qualifiés de "régression moyenâgeuse". Mais, malgré les régressions et les drames, il reste quand même un fil qui nous permet de déterminer quel est le sens du progrès. Il n’y a pas un relativisme total. Ce fil, on peut toujours le reprendre. Il demeure un fil conducteur pour continuer ce noble combat dans la bonne direction."

A. Kahn: "Je remets constamment en cause les bases du progressisme classique, c’est-à-dire l’optimisme progressiste. Idéologie qui devait mener l’humanité à la liberté, à la vertu, au bien-être. Je pense que cet optimisme progressiste a été totalement démenti par les faits historiques. Le XXe siècle a été un siècle merveilleux qui a montré l’extraordinaire efficacité de la technique, mais il a été aussi le siècle d’Auschwitz, de Tchernobyl, de Bhopal, de l’effet de serre, des génocides les plus effroyables, de l’ère mécanisée…Un monde technicien en lui-même qui ne se pose pas la question de ce qu’il va faire de son pouvoir est un monde en très grave danger. Je ne crois pas qu’une innovation soit bonne en soi au seul titre qu’elle est une innovation scientifique et technique. En revanche, je ne nie pas que l’on puisse utiliser la science et la technique au bénéfice de l’homme, à condition qu’on le veuille et que l’on se fixe cet objectif. Or, l’effort de se fixer l’objectif de ce que l’on va faire des moyens que l’on conquiert a disparu pratiquement des formes d’expression de la volonté humaine. Mais il ne faut surtout pas désespérer! La défaite ne donne pas le même monde que l’abstention ou l’abdication. Il ne faut surtout pas lâcher prise!"

Comme Deux Frères. Mémoire Et Visions Croisées
D’axel Kahn Et Jean-François Kahn
Éditions Stock, 2006, 304 P.