Douter de tout
Société

Douter de tout

Dans L’Homme sans qualités, Robert Musil expliquait comment Ulrich, son personnage, après avoir lu dans le journal qu’un cheval de course était "génial", avait pressenti la venue de désastres imminents pour l’esprit.

Émules de Musil, dont ils commentent tous deux ce passage dans leurs livres, Frédéric Schiffter, philosophe "sans qualités" qui enseigne avec jubilation le scepticisme à ses lycéens et Erwin Chargaff, chimiste à qui l’on doit la découverte de la structure de l’ADN, se désolent aussi, dans leurs essais à saveur autobiographique, de notre abrutissement généralisé.

C’est que, selon Schiffter, le discours "gnagnan" est partout. Depuis longtemps, les penseurs ont arrêté de penser. Ils préfèrent se "morpher" en donneurs de leçons, apôtres de "la tolérance", de la pratique de l’engagement "citoyen", porteurs de "messages d’espoir" disponibles en supermarchés. Ce sont les Albert Jacquard, les dalaï-lama, les Michel Onfray de ce monde qui cherchent par leurs cris d’alarme à nous rendre plus humains. Une entreprise qui, selon Schiffter, frise le risible. Tenter de rendre l’homme plus humain est tout aussi absurde que de tenter de faire en sorte qu’un chien soit plus canin ou une vache, plus bovine.

Les partisans des "valeurs" ont donc gagné la partie contre ceux de l’analyse. Et voilà que "de plus en plus de gens vivent, sans que nul ne s’en émeuve, au-dessous du seuil de pauvreté de l’esprit critique"!

La pensée s’appauvrit donc et le docteur Chargaff en apporte la preuve. Il suffit de comparer le Décaméron aux titres qui se retrouvent de nos jours sur la liste des best-sellers. "On ne sait plus rien lire de consistant, seule passe la littérature la plus molle", déplore le bon docteur.

Les plus optimistes penseraient que les sciences sont, elles, un peu protégées de la débâcle qu’a connue le monde des idées. Selon Chargaff, c’est tout le contraire. D’abord, les sciences sont orphelines, coupées de leurs racines qui les liaient aux arts et à la philosophie. Et puis elles ont été opposées aux arts, ce qui est dommage puisque "les associations imprévisibles et le libre jeu de l’imagination ne sont pas moins importants en sciences qu’en poésie". Or, tout maintenant doit avoir une utilité concrète et immédiate, une valeur. De nos jours, tout savoir doit être consommé et consommable.

"L’utilisation irréfléchie et quasi automatique des sciences comme semence de la technique a provoqué une terrible confusion morale", explique Chargaff. Le progrès technique nous a mis à bien des égards dans de beaux draps: inutile de faire, depuis Hiroshima, Tchernobyl (dont on célèbre les 20 ans ce mois-ci!) et Katrina, la liste de ce qu’il nous a coûté. Nous demeurons pourtant encore convaincus que la science viendra nous sauver des plus grands maux qu’elle a causés.

Chargaff en conclut que "le monde est devenu trop compliqué pour les hommes qui y vivent". Face à ce terrible constat, que vous reste-t-il alors à faire? Pas grand-chose, malheureusement! Selon Chargaff et Schiffter, écouter Haydn ou Gainsbourg en boucle ne peut pas vous faire de mal. Et si vous passez un jour par Biarritz, pays de Schiffter, pourquoi ne pas vous initier au surf, activité édifiante pour l’esprit puisque, comme disait Héraclite, on ne glisse jamais deux fois sur la même vague?

Le Philosophe sans qualités
Frédéric Schiffter
Éd. Flammarion, 140 p.

Le Feu d’Héraclite, scènes d’une vie devant la nature
Erwin Chargaff
Éd. Vivian Hamy, 323 p.