Première sortie à vélo du printemps, les bernaches et les oies blanches qui se laissaient flotter sur les eaux gris métal du fleuve ne semblaient pas remarquer qu’il faisait un temps de cul en ce lundi de Pâques.
Enfin, si. Leur regard méprisant disait: nous, on est forcées de se les geler, alors on ne s’énerve pas avec ça, mais toi, qu’est-ce que tu fais là? Y pleut, fait frette, retourne donc chez vous faire la sieste dans tes couvertures chaudes. Et en plus, tu roules comme une fillette.
J’ai marmonné une insulte qui ressemblait à: sont faites avec quoi, mes couvertures, vous pensez, du duvet de porc peut-être?
Première sortie, donc, toujours le même parcours chaque année, comme un rituel. Presque à mi-chemin, en haut de la côte en lacets très serrés que je venais de grimper, je me suis mis à penser à vous, et j’ai été pris d’un vertige.
Je fais toujours pareil quand je suis à bout de souffle ou quand je sens que les jambes vont me lâcher, en roulant ou en courant. Je pense à autre chose pour oublier que mon coeur bat à tout rompre, que je suis sur le point de me vomir les tripes.
Et voilà ce vertige en plus. Le vertige, parce que je pensais à vos messages, à toutes ces suggestions de lectures dont vous avez, à ma demande, inondé ma boîte de courriels depuis deux semaines. Pas le vertige pour tous ces livres que vous nommez et que j’ai lus, mais plutôt pour ceux que je n’ai pas lus. Le vertige de ce que je ne sais pas, de ce que je ne connais pas, de tout ce temps perdu devant la télé dans cette seule vie que j’ai à vivre.
Le vertige pour A Brief History of Time de Stephen Hawking (suggéré par Frédéric Tardif), pour Agonie de Jacques Brault (Guillaume Rodrigue), pour les autres livres de Gaétan Soucy, puisque je me suis arrêté à La Petite Fille qui aimait trop les allumettes (Suzanne Mongrain) qui m’avait un peu embêté, mais je ne me souviens plus trop pourquoi. Le vertige, encore, pour L’Appel de la forêt de Jack London (Caroline Rodgers), Le Pavillon d’or de Mishima (Guillaume Duchesne), le dernier Rushdie, Shalimar le clown (Marie-Paule Tremblay), et on pourrait continuer longtemps ainsi.
Désobéissants comme je vous aime, vous ne vous êtes pas empêchés de me citer quelques romans historiques – dont Le Coeur de Gaël de Sonia Marmen (Chantal) et La Princesse de Mantoue de Marie Ferranti (Michèle Tremblay), et aussi, au sommet de mes détestations tous genres confondus, un ou deux Coelho dont j’exècre la simple-et-belle-recherche-de-sens-cucul-la-praline. Mais je m’incline devant votre décence: pas un seul manuel d’apprendre à vivre, à manger, à dormir, à faire du yoga ou à tricoter l’âme. Cela m’évite d’avoir à vous insulter. Merci.
Dans le lot de vos amours de lectures, je partage vos élans pour Sylvain Trudel et Gaston Miron (Julie Coutu), pour les poignantes histoires d’Agota Kristof (Laurent Seiter), pour Salinger et son Attrape-Coeur, pour l’inimitable et encyclopédique Jorge Luis Borges (encore Guillaume Rodrigue), pour l’excellent Paul Auster (Erick M. et un anonyme), mais rien sur Kerouac, Rimbaud, Roth, Camus, Ellis, Houellebecq, Duras, Hemingway, Moutier, DeLillo, Djian, Ferron. Pas même un Dostoïevski. Mais ô combien de Michel Tremblay, cela fera plaisir à Bernard Landry et aux déjantés du MLNQ.
Enfin, un lecteur qui a choisi de conserver l’anonymat et qui avait déjà lu un truc que j’avais écrit à propos de Bukowski m’écrit: "C’est un des auteurs qui me fait le plus remuer en dedans. Je suis tombé sur le cul en le lisant et ça m’a poussé à faire de la nouvelle. J’ai lancé un recueil de textes que je voulais t’envoyer mais j’avais pas ton adresse. Si ça t’intéresse et que tu as le temps de me répondre, ça me fera plaisir de t’envoyer mon petit recueil fait main pour que tu m’en donnes des nouvelles."
Tu peux m’envoyer cela au 470, rue de la Couronne, Québec, G1K 6G2, mais je t’avertis tout de suite, rares sont les clones du vieux Hank qui trouvent grâce à mes yeux. Au fait, as-tu vu l’excellent documentaire Born into This qui lui est consacré? Sur sa pierre tombale, il a fait écrire: dont’ try.
Cela m’amène à parler de mes collègues qui écrivent et qui, heureusement pour moi, le font très bien. Ça évite d’avoir à changer de sujet quand ils vous parlent de leurs livres. Permettez, je profite de ce Salon du livre pour faire quelques plogues pour deux d’entre eux. D’abord, Marie Hélène Poitras. On a fait grand cas de son recueil de nouvelles La Mort de Mignonne, avec raison. Son talent? C’est de gratter le bobo, mais sans trop d’affect. Sa technique? Arracher la gale, mais seulement en périphérie, histoire de laisser voir qu’après la blessure, il y a une nouvelle peau. Et surtout, elle a une voix qui porte ses histoires à bout de bras. Une voix forte, distincte, qui s’élève avec assurance au-dessus de la mêlée.
Autre registre, notre critique resto Alix Renaud voyait récemment son roman érotique À corps joie republié. Il me l’avait offert comme cadeau de mariage, il y a quelques années, mais j’avais peur de le lire, je craignais de ne pas aimer. Qu’est-ce que je pouvais me tromper. J’en ai relu quelques pages au bureau quand j’en ai reçu la nouvelle édition il y a deux ou trois semaines, j’ai dû rester assis un bon moment avant d’aller me prendre un verre d’eau pour me refroidir les sens. J’ajouterai que, pour une histoire de cul, c’est foutrement bien écrit.
Mais bon, c’est pas tout ça, vous avez autre chose à faire et moi aussi. Comme l’aurait dit Denis Vanier, le plus sublimement frost de nos poètes: "L’heure avance. Imaginez le contraire."