Liberté de presse au Québec : Une petite gêne
Lors de la Journée mondiale de la liberté de presse, le 3 mai, on rappellera que trop de journalistes, en Chine comme en Biélorussie, sont menacés, muselés, emprisonnés, assassinés. Au Québec, on s’en tire mieux. La liberté de presse est-elle pour autant acquise?
L’an dernier, la journaliste Émilie Dubreuil tenait un scoop. Selon ses informations, des écoles privées juives subventionnées par le ministère de l’Éducation enseigneraient aux élèves que la Terre est le centre de l’univers et que l’Homme est une créature du bon Dieu. Pour elle, il y avait matière à reportage. Après avoir réussi à décrocher des entrevues avec des rabbins, la jeune journaliste a contacté le ministère de l’Éducation. "Je voulais qu’on m’explique pourquoi le ministère subventionnait ce genre de programme d’enseignement", dit-elle. Là, c’est le mur. Après plusieurs tentatives, une relationniste du ministère a fini par lui répondre que seul le ministre pouvait commenter ce dossier. Or, puisque le ministre ignorait tout de la chose, il n’accorderait pas d’entrevue!
Plutôt que de se décourager devant l’absurde, Émilie Dubreuil a persisté. Entre les mois d’octobre et de mars, elle a téléphoné au ministère chaque jour pour solliciter les commentaires d’un fonctionnaire plus informé que le ministre. "C’était devenu ma petite routine matinale", dit-elle. Sans succès. Elle ne recevra qu’un courriel de trois lignes, sans aucune valeur pour son reportage.
Des anecdotes du genre, nul besoin d’une enquête approfondie pour en trouver. Tous les journalistes ont la leur. Plusieurs petites gênes empêchent quotidiennement les journalistes d’informer la population. En les connaissant mieux, on comprend pourquoi certains articles ressemblent à des publicités, pourquoi d’autres semblent à mille lieues de l’intérêt public, et pourquoi la langue de bois jouit d’une si belle tribune.
"Cela fait 28 ans que je suis journaliste et, d’année en année, je constate la multiplication des obstacles dans la cueillette d’informations", dit Alain Gravel, animateur de l’émission Enjeux et président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec (FPJQ).
Depuis deux ans, la FPJQ publie son "dossier noir" des communications gouvernementales. Un compte-rendu des pratiques qui polluent le travail des journalistes.
On y apprend que certains organismes publics ne répondent aux journalistes que par écrit, ce qui nuit aux médias comme la radio et la télévision (ceux qui informent la majorité de la population). Aussi, on force parfois les journalistes à envoyer leurs questions par écrit. Une mesure qui permet à la personne qui sera éventuellement interviewée de refuser de répondre si, en cours d’entrevue, le journaliste pose une question qui n’a pas été prévue au programme. D’autres fois, des relationnistes vont jusqu’à exiger de lire le texte d’un journaliste avant sa publication.
Le contrôle des communications gouvernementales a connu un nouvel épisode, en février dernier, lorsque le gouvernement Charest a décidé de mettre les 22 directeurs des communications des ministères et les 300 agents d’information sous l’autorité du conseil exécutif. Pour la FPJQ, cela prouve que "la priorité du parti au pouvoir est avant tout de préserver son image en contrôlant strictement l’information qui [émane] de l’État." Toutefois l’État n’appartient pas au parti au pouvoir, déplore la FPJQ, mais à tous les citoyens.
La situation n’est pas plus rose au fédéral. Sitôt premier ministre, Stephen Harper a décidé de restreindre l’accès des courriéristes parlementaires aux élus fédéraux. Une mesure jugée "antidémocratique" par les deux principaux syndicats des médias canadiens.
ASSAUT DES LOBBYS
Selon un récent article du magazine Le Trente, il y aurait au Québec quatre relationnistes pour chaque journaliste. Une puissante industrie de l’influence s’assure que les organisations qui en ont les moyens jouissent d’une bonne visibilité médiatique.
Les experts en relations publiques savent parfois même où frapper lorsque les journalistes ne se plient pas à leurs volontés. Un journaliste, qui préfère garder l’anonymat, nous a raconté que parce qu’il avait annulé une entrevue avec le patron d’une grande entreprise, celle-ci a résilié les contrats d’annonces publicitaires qu’elle avait avec le magazine qui employait le journaliste. Une forme de représailles que de petites publications ne peuvent souvent pas se permettre.
Professeur de journalisme à l’Université de Montréal, Jean-Claude Leclerc parle d’un véritable "assaut des lobbys". "On est inondé de communiqués et de convocations à des conférences de presse, dit-il. Alors que tous ces relationnistes travaillent dans l’intérêt de leur client, pas dans l’intérêt du public."
Parce que les médias subissent un bombardement intensif de la part de tous les groupes d’intérêts, qu’il s’agisse de Greenpeace ou de l’Institut économique de Montréal, les journalistes sont devenus les "scribes des chicanes de tout le monde", croit Jean-Claude Leclerc. Les pages d’informations des journaux sont désormais truffées des points de vue et des réactions de tout un chacun. "Nous sommes revenus aux guerres d’opinions qu’il y avait dans les journaux du XVIIe siècle", dit M. Leclerc.
FAIT DE CONCENTRÉ
Sans menacer directement la liberté de presse, la concentration des médias inquiète néanmoins. "Cela tue la diversité des voix", note le président de l’Association des journalistes indépendants du Québec, Jean-Sébastien Marsan.
La situation dans certains coins de la province préoccupe déjà. "Plusieurs hebdos régionaux sont la propriété de Quebecor, dit-il. Ces journaux ne publient pas d’éditoriaux, pas de courrier des lecteurs et aucun texte d’opinion. Il n’y a donc pas de débats qui se font dans ces journaux. C’est dangereux, surtout lorsqu’on sait que les hebdos de Quebecor ont souvent le monopole dans leur marché."
Au Québec, on n’enferme pas les journalistes. On ne retourne pas leurs appels, on fait preuve d’opacité et on investit de gros sous pour diriger leur plume au "bon endroit". Heureusement, nous vivons toujours dans un pays libre où il n’est pas risqué d’écrire un papier qui s’interroge sur ce beau principe qu’est la liberté de presse…