Festival de Jazz de La Nouvelle-Orléans : Lieu de résilience
Société

Festival de Jazz de La Nouvelle-Orléans : Lieu de résilience

Le Festival de Jazz de La Nouvelle-Orléans sert de point d’appui à cette ville qui, bien que toujours sous le choc, se relève, la tête haute.

Le soleil cogne dur. D’autant qu’au coeur de la foule compacte, massée devant la scène principale de cet immense événement qu’est le Jazz & Heritage Festival de La Nouvelle-Orléans, la brise qui rendait supportable la température est désormais imperceptible.

Bob Dylan, l’une des principales têtes d’affiche de cette première fin de semaine de festivités, entre en scène accompagné de son groupe. Avec quelques minutes de retard, la légende vivante entame une performance non pas mémorable, mais plutôt honnête, sa présence et l’évident bonheur d’un public plus recueilli – ou assommé par la chaleur – qu’extatique parvenant presque à faire s’effacer ce qui s’est produit ici huit mois plus tôt.

L’instant de quelques chansons, on a oublié la ligne brunâtre qu’a tracée sur les maisons des alentours l’inondation de la fin août. Le temps d’un solo d’harmonica, on a presque rayé de nos mémoires le millier de morts, l’aide de la FEMA, toujours insuffisante.

Puis, un drapeau s’élève à la gauche de la scène, au même moment où retentit le thème du Highway 61 de Dylan.

Sur cet étendard, orné d’une fleur de lys, on peut lire: Make levees, not war. Faites des digues, pas la guerre.

Impossible d’y échapper. Le souvenir de l’ouragan Katrina est encore vif, la douleur des habitants de cette ville, palpable. Leur colère aussi. Ce cataclysme est un incontournable point d’orgue dans l’existence des habitants de cette ville mythique, ce que l’on saisit parfaitement en visitant les quartiers les plus touchés par la rupture des digues.

LA DÉSOLATION

Si les dégâts matériels sont presque imperceptibles dans le centre touristique de La Nouvelle-Orléans, puisque le Quartier Français et le Garden District, entre autres, ont été épargnés en raison de leur position topographique avantageuse, il en va autrement des secteurs de Lakeview et du tristement célèbre Ninth Ward.

"Même si on a vu les images à la télé, même si on a vu des douzaines de photos très explicites, rien ne nous prépare au choc quand on voit cela à l’oeil nu", expose avec justesse Josh, barman d’un troquet de St. Peter Street, dans le Quartier Français, et qui vivait jusqu’à tout récemment aux abords du Ninth Ward. "Je suis parti deux semaines avant Katrina", raconte-t-il, affichant une expression de soulagement.

Voitures aux couleurs littéralement délavées, surmontées d’autres voitures, de débris, ou parfois même d’un bateau de plaisance. Maisons éventrées, voire carrément pulvérisées, leur contenu réduit à l’état de bouillie informe où il est parfois impossible de discerner ce qui fut un fauteuil, un lit, ou même un mur. Des rues désertes, sans électricité, fermées la nuit pour des raisons de sécurité.

L’horreur s’étend pâté de maisons après pâté de maisons dans ces quartiers où les digues ont parfois cédé à seulement quelques mètres de là, déversant un débit d’eau inimaginable sur ces habitations dont il ne reste parfois que le souvenir.

Sur le seul mur encore debout d’une demeure balayée dont les restes ont été empilés au bord de la rue, quelqu’un a graffité un mot: Bagdad.

Autant dire: bienvenue en enfer.

DEVOIR DE MÉMOIRE

"Écrivez cela dans vos articles: La Nouvelle-Orléans fonctionne, elle est encore belle, ses quartiers touristiques sont intacts. Invitez les gens à revenir, dites-leur l’horreur, mais dites-leur aussi la beauté…"

Ce genre de discours prendra des allures de mantra complexe au cours de ce séjour commandité par l’État de la Louisiane et le Festival de Jazz de Montréal, ce dernier ayant choisi d’appuyer la cause de la Louisiane en offrant un grand concert en l’honneur de sa musique et de son héritage culturel lors de sa prochaine édition.

La musique comme catharsis, l’expérience collective comme ressort de l’économie, "ce festival (de jazz de New Orleans), c’est un parfait exemple de résilience", dira un orateur quelques minutes avant l’entrée en scène de Dylan.

Rarement psychologie de masse, économie, marketing et culture auront-ils été si intimement liés.

"N’allez pas voir que les spectacles, écrivait en ce sens Chris Rose, chroniqueur au quotidien Times Picayune. Si des membres de votre famille viennent ici, emmenez-les dans le Ninth Ward, faites-leur voir ce qu’il est advenu de Lakeview." "Oui, ce festival doit avoir lieu, mais il faut aussi respecter le devoir de mémoire", précise-t-il dans un autre papier.

"Il ne s’agit plus de seulement venir en touriste, invoquera à son tour le musicien cajun Tab Benoît, il s’agit de constater l’ampleur des dégâts. Vous savez, pour nous, ce n’est pas le gros party en ce moment."

"Mais s’il y a du bon à retirer de tout cela, croit-il en revanche, c’est que les gens ont été réveillés par cet événement. Ils vous accueillent, ils sont chaleureux. C’est un peu le même phénomène qui s’est produit à New York après le 11 septembre."

REBONDIR

Dans les rues de La Nouvelle-Orléans, même en dehors des secteurs touristiques, les indigènes affichent presque tous un sourire à notre passage. "How do you do?" lancent-ils avec une politesse aucunement feinte.

Sur Magazine Street, dans un taxi, les haut-parleurs crachent un refrain des Doors: "Break on through to the other side". Il semble que La Nouvelle-Orléans n’ait pas attendu l’invitation de Jim Morrison.

Ce cataclysme pourrait d’ailleurs lui être bénéfique dans une certaine mesure. Par exemple, le Festival de Jazz, en difficultés financières depuis quelques années, a en quelque sorte profité du malheur qui s’est abattu sur la ville, de nombreux commanditaires – dont la pétrolière Shell, ce qui n’est pas sans provoquer une certaine controverse – étant accourus pour venir en aide à l’événement qui, lui, sert de vecteur exceptionnel au redéploiement économique de la ville. Économie qui dépend, on s’en doute, d’un tourisme encore insuffisant.

"Nous n’avons pas cessé de vivre, et de vivre différemment, comme nulle part ailleurs, clame fièrement le poète Daniel Kerwick, rencontré devant chez lui, dans le Garden District. Oublie les connards de Bourbon Street. Cette ville est la plus chaleureuse dans laquelle j’aie vécu, lance-t-il avec conviction, et ce putain d’ouragan nous a rapprochés, il nous a rendus plus humains encore."

Quand je reviens au Festival, Dylan a terminé sa performance. Les gens ont dansé les bras en l’air dans la tente gospel. La bière a coulé à flots. Le remugle des fruits de mer frits et du gumbo piquent les narines. Les visages trahissent une certaine fatigue alors que Beausoleil, Dr. John et Ani DiFranco concluent simultanément cette première journée de festivités. Les traits tirés, les joues rougies par le soleil, mais le sourire aux lèvres, La Nouvelle-Orléans se relève d’un bond, et crie son désir de reprendre vie.

Plus tard ce soir-là, à la réouverture du Jazz Preservation Hall, institution locale qui tente elle aussi de reprendre pied, un chanteur entonnera le refrain en forme de question: "Do you know what it means, to care for New Orleans?"

Disons qu’on commence à comprendre, oui.