Éric Laurent : L'or noir dans le rouge
Société

Éric Laurent : L’or noir dans le rouge

Éric Laurent nous livre dans son dernier essai, La Face cachée du pétrole, une enquête décapante sur la désinformation et la manipulation pratiquée par les compagnies pétrolières et les gouvernements.

D’après vous, dans l’industrie pétrolière, le mensonge est la norme. La duperie la plus patente étant la surévaluation des réserves pétrolières mondiales.

Éric Laurent: "J’ai découvert, hébété, au cours de mon enquête que les pays de l’OPEP – Organisation des pays exportateurs de pétrole – ont, en 1986, augmenté par un simple jeu d’écriture, c’est-à-dire par une manipulation comptable, de 65 % le montant de leurs réserves prouvées, c’est-à-dire les réserves considérées comme officielles, sans qu’il y ait eu pour autant la moindre nouvelle découverte de gisements pétroliers. Si les membres de l’OPEP conservent le même niveau de production, ce n’est sûrement pas parce que les prix élevés du pétrole que nous connaissons actuellement leur garantissent des bénéfices records, mais parce qu’ils sont incapables d’augmenter leurs approvisionnements, leurs réserves étant largement surévaluées. L’univers du pétrole est dominé depuis toujours par l’opacité et la désinformation."

Les compagnies pétrolières sont aussi complices dans cette manigance?

"Ce qui est saisissant dans cette affaire, c’est que, dans la foulée des pays producteurs, les compagnies pétrolières ont aussi gonflé le niveau de leurs réserves. Par exemple, entre 1997 et 2002, la multinationale Shell a grossi artificiellement de plus de 4,47 milliards de barils le niveau de ses réserves, soit le cinquième de leur totalité. C’est très inquiétant!"

Mais, selon vous, malgré les bénéfices mirobolants qu’elles engrangent, les compagnies pétrolières sont en train de péricliter. N’est-ce pas paradoxal?

"Aujourd’hui, le véritable problème auquel les compagnies pétrolières sont confrontées, c’est que la prospérité apparente qu’elles affichent cache une réalité beaucoup plus préoccupante pour elles. Actuellement, elles bénéficient mécaniquement de la hausse substantielle du prix du brut du pétrole, donc de la valorisation, aussi mécanique, de leurs réserves. Mais, en même temps, ces compagnies se retrouvent aujourd’hui dans une situation très critique. Depuis la fin des années 70, elles ne sont plus les acteurs dominants dans le domaine pétrolier. Aujourd’hui, ce sont les compagnies nationales des pays producteurs de pétrole qui tiennent le haut du pavé."

Le pétrole est aussi une arme politique puissante?

"Le pétrole a toujours été une arme redoutable. L’or noir, c’est 10 % d’économie et 90 % de politique! Quand on regarde toute l’Histoire du monde contemporain depuis le début du XXe siècle, on s’aperçoit que le pétrole a été au coeur de toutes les grandes manoeuvres géostratégiques. Il a été au coeur des guerres passées et est aujourd’hui au coeur des guerres qui embrasent plusieurs coins de la planète. Par exemple, en Afrique, c’est le pétrole qui a incité le Soudan à armer le mouvement de rébellion qui veut renverser le régime au pouvoir au Tchad. La mainmise sur les puits pétroliers tchadiens permettrait aux Soudanais d’assurer leurs approvisionnements et de mieux répondre aux besoins pétroliers de leur principal client, la Chine. L’intervention militaire anglo-américaine en Irak est la preuve que nous sommes rentrés dans une logique de guerre des ressources naturelles."

Selon vous, le principal objectif de l’intervention militaire américaine en Irak était la prise de contrôle des champs pétroliers de ce pays.

"Le président George W. Bush et ses prédécesseurs ont toujours déclaré que le mode de vie américain n’était pas négociable. Donc, c’était parfaitement cohérent de la part des Américains de se tourner vers l’Irak pour tenter de maintenir leur niveau de vie et de consommation d’énergie. S’il y a un pays qui est parfaitement au courant de l’état réel des réserves de pétrole de l’Arabie Saoudite, c’est bien l’administration américaine, dans la mesure où pendant des décennies ce sont les compagnies américaines qui ont exploité le sous-sol saoudien. Les Américains connaissent les vrais chiffres."

Vous affirmez dans votre livre que l’administration Bush a rigoureusement planifié le renversement du régime de Saddam Hussein plusieurs mois avant les attentats du 11 septembre 2001. Avez-vous une preuve tangible corroborant cette thèse?

"Dès leur entrée en fonction, George W. Bush et son vice-président, Dick Cheney, se sont occupé davantage de la sécurité énergétique des États-Unis et des opportunités alléchantes qu’offrait l’Irak, que de la menace terroriste et du danger que pouvait représenter Al-Qaida. C’est une des révélations de mon enquête. Je raconte comment au terme d’une bataille juridique féroce, la Justice américaine a obligé les membres de la commission de développement de la politique énergétique nationale, créée et présidée par Dick Cheney, à rendre publics un certain nombre de documents de travail. Le document le plus saisissant, que j’ai eu entre mes mains et que l’on peut consulter, c’est une carte de l’Irak conçue par la commission, datant de mars 2001, soit six mois avant les attentats du 11 septembre, où on peut distinguer nettement le tracé et le découpage en huit blocs, pour exploration pétrolière, d’une vaste zone représentant à peu près un tiers du pays, située à proximité de l’Arabie Saoudite. Une liste, jointe à la carte, énumère par ordre alphabétique la liste des compagnies pétrolières et des pays ayant passé des accords pétroliers avec Saddam Hussein. La planification de l’intervention militaire en Irak était cohérente du point de vue américain, bien que du point de vue de la morale elle était plus que discutable. Les Américains espéraient que la production irakienne atteindrait très vite, et même dépasserait, 7 millions de barils par jour. Mais avec la situation chaotique qui sévit à travers tout le pays, la production atteint à peine 1,8 million de barils par jour."

On n’est pas à la veille de découvrir un vrai substitut au pétrole?

"On en parle depuis des décennies. Le problème, c’est qu’on n’a pas fait grand-chose pour trouver un substitut au pétrole pour deux raisons. D’abord, il y a l’absence de volonté politique. Deuxièmement, le vrai problème, c’est que le pétrole est devenu au fil des décennies une matière première incontournable et parfaite, dont l’extraction et la transformation ne coûtent pas très cher. D’autre part, c’est une matière première fluide qui permet de multiples usages et a de très nombreux dérivés. 200 000 dérivés dans une kyrielle de domaines: le transport, l’alimentation, les vêtements, le transport de la nourriture que nous absorbons, le domaine médical – fabrication de médicaments, instruments chirurgicaux… Même la nouvelle économie dépense beaucoup d’énergie: la conception d’une puce électronique, d’un ordinateur… Nous sommes vraiment piégés."

La face cachée du pétrole. L’enquête
d’Éric Laurent
Éditions Plon, 2006, 411 pages