Hervé Fischer : La relève des dieux
Interprète original de l’aventure humaine, Hervé Fischer critique les mythes fondamentaux de la culture occidentale et en appelle à une mythologie visant le "réenchantement du monde". Le tout basé sur la réconciliation avec la nature et sur une nouvelle éthique planétaire "hyperhumaniste".
Dans votre dernier livre, Nous serons des dieux, vous prétendez que les monothéismes sont non seulement une "erreur de civilisation" mais qu’ils constituent "l’une des pires catastrophes idéologiques de l’histoire humaine". Qu’entendez-vous par là?
"Quand on compare la façon simple et naturaliste dont nous pourrions interpréter le monde à l’énorme dispositif imaginaire qui a été inventé en Occident, avec Jéhovah, Dieu et puis Allah, on ne peut que constater à quel point nous nous sommes enfargés collectivement dans un misérabilisme masochiste, et ce, pendant plusieurs millénaires. Je crois qu’effectivement, nous n’avons pas eu de chance, parce que transformer la misère et la souffrance en illusion de rédemption et en bonheur dans l’après-vie, c’est le pire imaginaire où l’on puisse s’enfermer, c’est une sorte de maladie mentale collective."
Vous juxtaposez par ailleurs le "misérabilisme religieux" et le "misérabilisme psychanalytique".
"La psychanalyse est une déclinaison du misérabilisme judéo-chrétien. Freud – qui était pourtant juif, et qui ne croyait normalement pas au péché originel – s’est comporté en bon catholique viennois en substituant à ce mythe une sorte de maladie mentale génétique avec laquelle nous naîtrions tous parce que nous sommes l’enfant de nos parents, que nous avons un OEdipe, des traumatismes, etc. Au lieu de nous donner un espoir pour changer le monde, la psychanalyse freudienne tente de nous adapter au monde tel qu’il est en nous faisant tourner la cuillère dans tous nos miasmes, dans cette sorte de musée des horreurs que serait notre inconscient. On n’est pas obligé d’être aussi misérabiliste."
Tout en affichant votre athéisme, vous manifestez une sorte de nostalgie du polythéisme…
"Les polythéismes étaient des sécrétions imaginaires aussi farfelues que les monothéismes, mais ils avaient le mérite de la diversité culturelle et biologique. Le monothéisme est une dictature: Dieu connaît nos gestes et nos pensées les plus intimes, il nie la nature qu’il a créée et nous invite à mépriser notre corps. Les polythéismes étaient beaucoup plus tolérants, ils célébraient la nature, ils avaient une diversité de pensée. Chez les Grecs, il y a la victoire de l’homme sur les dieux (avec Prométhée) tandis que dans les monothéismes, il y a la victoire définitive de Dieu sur les hommes."
Vous vous définissez donc comme un matérialiste, pas au sens consumériste ou capitaliste du terme, mais au sens philosophique. Vous dites qu’il nous faut forger une nouvelle alliance avec la nature…
"À partir du moment où je ne suis plus déiste, je suis forcément matérialiste. Il n’y a pas de troisième choix! Je suis fait de matière et d’énergie, exactement comme un oiseau, comme une roche. Je suis un enfant de cette terre, fait des mêmes matériaux. Si je suis matérialiste, c’est de façon naturaliste et très spinoziste: dans cette nature, je jouis d’un niveau de conscience plus élevé que la roche et l’arbre et, à partir de ce moment-là, je sais que j’ai une aventure extraordinaire qui s’offre à moi et que je dois assumer."
Est-ce pour cela que vous rejetez même le bouddhisme, qui n’est pourtant pas une religion?
"Je déteste le bouddhisme autant que le monothéisme, parce que le bouddhisme est un refus de la vie. Il te dit: pour ne pas souffrir, ne vis pas, échappe-toi dans une incorporalité à travers le yoga et la méditation, pour mourir avant d’être mort, et là tu vas être heureux! Je n’accepte pas cette logique. De toute façon, un jour je vais être mort, alors pendant que je vis, je veux vraiment explorer cette vie. C’est une aventure qui nous est offerte une seule fois."
Cette philosophie propose pourtant un idéal de sagesse…
"La sagesse comme aventure personnelle. Moi, ce qui m’intéresse, c’est la sagesse collective. À quoi me sert d’être un sage qui écrit des livres et qui vit dans sa caverne, qui échappe à toutes les horreurs collectives et qui n’est sage que pour lui-même? Nous avons une obligation de nous engager pour que cette sagesse devienne une maturité collective. Actuellement, nous sommes dans une situation très dangereuse parce que nous avons une humanité qui a un pouvoir technoscientifique de plus en plus énorme, tandis que la maturité de son cerveau n’a pas beaucoup évolué de l’homme de Cro-Magnon jusqu’à George W. Bush. Nous devons augmenter notre niveau d’éducation, de maturité psychique, de maîtrise de notre comportement, de nos idées, de nos émotions…"
Vous dites en effet – c’est la thèse à la base de votre livre – qu’il faut prendre rien de moins que la relève des dieux…
"Comme êtres humains, nous devons assumer le rôle que nous déléguions autrefois si pieusement à Dieu. Nous ne pouvons plus simplement être les exécutants, nous devons nous-mêmes décider où s’en va l’espèce humaine. Nous sommes déjà en train de devenir des dieux, mais nous n’avons des dieux que l’éclair de Zeus. Nous n’avons pas fait de progrès par rapport à la psychologie de Zeus, de Vénus ou de Bacchus. Ou bien la nature va se débarrasser de nous parce que nous menaçons dangereusement la planète, ou bien nous allons être capables de muter anthropologiquement, au niveau de notre cerveau, dans le sens d’une amélioration."
À l’humanisme traditionnel, vous opposez ainsi un "hyperhumanisme" qui serait en train de se construire.
"La notion d’hyperhumanisme m’est tout d’abord venue de la notion des hyperliens. Dans la navigation sur Internet, on va de lien en lien. C’est l’idée voulant que nous soyons unis les uns aux autres par des liens que l’on retrouvait déjà chez Confucius et qui est la base de la morale laïque. Il faut remplacer la notion humaniste du salut individuel, religieux, que l’on achète avec la prière et la charité, par un hyperhumanisme basé sur la solidarité des liens. Je ne peux pas être humaniste et m’en vanter lorsque quelqu’un d’autre sur la planète n’a pas d’argent pour soigner sa malaria ou son sida. La notion d’hyperhumanisme revient à dire que nous sommes sur le même bateau, nécessairement solidaires pour assurer le salut de l’espèce humaine."
Comment peut-on, concrètement, parvenir à cet hyperhumanisme?
"Même si ce n’est qu’une action limitée que chacun peut faire, la conscience planétaire altermondialiste d’aujourd’hui me paraît être un rassemblement à travers la distance, les pays, les cultures, de beaucoup de gens qui sont confiants dans leur pouvoir de changer les choses. D’ailleurs, on ne peut être à la fois altermondialiste et pessimiste. Les altermondialistes sont en même temps absolument conscients des horreurs du monde actuel, optimistes et engagés. Je fais partie de ceux-là."
Nous serons des dieux
d’Hervé Fischer
VLB éditeur, collection "Gestations"
2006, 280 p.