Jamais sans ma scène
Musiciens et organisateurs de spectacles déplorent la rareté de lieux propices à la tenue de concerts alors que tenanciers de tels endroits estiment qu’ils sont en nombre suffisant. Qui a raison? Esquisses de réponses avec divers intervenants du milieu.
D’Auteuil, Autre Caserne, Oiseaux de passage, Agora et maintenant Kashmir… Québec prend des allures de véritable cimetière à salles de spectacle. Or, tout le monde paraît s’entendre sur un point; la ville est en pleine effervescence sur le plan musical: le nombre de bons groupes ne cesse de croître, de plus en plus d’artisans de la scène alternative daignent venir y jouer et le public semble se montrer curieux et réceptif. Plus besoin de se farcir continuellement l’aller-retour vers la métropole pour satisfaire ses tympans. Et ces auditoires clairsemés, mal à l’aise devant des musiciens de l’extérieur se demandant ce qu’ils sont venus faire ici, s’avèrent heureusement beaucoup plus rares. Mais malgré ces signes encourageants, de nombreuses questions persistent.
LA PÉNURIE
Demandez aux organisateurs de concerts et aux musiciens de Québec leur avis sur le paysage scénique local et on vous répondra à l’unisson qu’il y a un net manque de salles où jouer. Presque à tout coup surgira un vif élan de nostalgie à l’endroit du regretté D’Auteuil, dont la vision des ruines placardées engendre une réaction similaire à celle d’Idéfix devant un arbre déraciné. "Il faudrait rouvrir le D’Auteuil; que tout le monde de la ville et des environs mette genre deux piasses pour qu’on puisse le racheter, le restaurer et qu’il appartienne à tout le monde", fabule gaiement Uberko, nouvelle sensation de l’électro-pop locale. Puis, plus sérieusement, il y va d’un point de vue quasi généralisé: "C’est clair qu’il manque ici une bonne salle pouvant recevoir entre 500 et 700 personnes, mais qui reste underground et accessible aussi, car les salles sont très chères à louer, puis les kits de son ne sont pas toujours forts forts; il y en a qui demandent pas mal cher pour ce qu’ils offrent", ajoute-t-il, se réjouissant néanmoins de voir des lieux comme le Drague ou la Galerie Rouje présenter davantage de concerts intéressants, tout en offrant des conditions plus que raisonnables aux artistes.
Constat similaire de la part de Normand Charest, chanteur-guitariste de My Empty Screen et Scream Elliott, puis porte-parole de la Coalition des groupes émergents de Québec. "La scène n’est pas capable de fournir pour le nombre de groupes, déplore-t-il. Si t’appelles par exemple à l’Arlequin pour jouer, la salle est "bookée" jusqu’au mois d’août!" Même chose pour le Bal du Lézard, à Limoilou; souhaitant préserver sa vocation de bar de quartier, il ne présente des concerts que le samedi. "Je suis "booké" jusqu’au mois de décembre, confirme le propriétaire Alain Slythe, également membre du Comité de relance de l’Autre Caserne, qui se manifestera d’ailleurs à nouveau le samedi 27 mai dès 13h, devant le 325 de la 5e Rue. "Mais vouloir faire des spectacles toute la semaine, je pourrais; ça n’arrête pas d’appeler…"
LE SCEPTICISME
Si musiciens et organisateurs crient au manque de planches, plusieurs tenanciers de bars présentant des spectacles sont d’avis plutôt contraire. "Je ne trouve pas qu’il en manque", juge Alexandre Vézina, ayant choisi de mettre un terme à l’aventure du Kashmir, tant par envie de passer à autre chose que pour se retirer avant une trop grande détérioration de la situation. "Depuis un an ou deux, tout le monde s’est mis à faire des spectacles, constate-t-il. Alors il y a beaucoup plus de shows en ville, et moi, c’est sûr que ça m’a enlevé des bonnes gigs et que j’ai vu ma fréquentation diminuer", confie-t-il, soulignant au passage l’offre toujours grandissante en divertissements de toutes sortes. "Je ne suis pas sûr qu’il manque de salles tant que ça", entonne Vincent Masson, de la Galerie Rouje. "Nous, ça roule bien, mais il y a pas mal de place tout le temps; on n’est pas "bookés" un an d’avance, et c’est possible de venir jouer ici à peu de frais, comparativement à ailleurs…"
LE FOISONNEMENT
Pour Martin Tétu, architecte d’Action Culture et d’Action Relève, l’essor de la scène musicale implique une dynamisation généralisée. "À partir du moment où une salle ferme, les autres mangent la claque à long terme, estime-t-il. Parce qu’il y a moins de monde qui vient dans le centre-ville. Le monopole n’est pas payant en réalité; t’es bien mieux d’avoir 15 salles puis que ça devienne un milieu dynamique, un pôle attractif… Mais là, il y a de moins en moins de monde dans la rue, en général; ce n’est plus une destination. La rue Saint-Jean, dans Saint-Jean-Baptiste, c’est peut-être le seul coin dynamique actuellement; pourtant, on y trouve plus de places que jamais. C’est parce que ces endroits-là se dynamisent les uns les autres, et tout le monde en bénéficie quelque part…"
Quant à Arnaud Cordier, organisateur d’événements chez Goego, l’incertitude et la prise de risques sont pour lui monnaie courante. Mais la passion et l’insatiable mélomanie l’emportent haut la main. "Organiser des shows à Québec, c’est de plus en plus dur, concède-t-il. Avec la perte du Kashmir, on ferme encore une porte, et il n’y en avait déjà pas beaucoup d’ouvertes. Il faut franchement qu’il se passe des choses en matière d’infrastructures, honnêtement. Je pense que c’est important et je crois qu’une scène vivante, ça engendre des retombées locales; à une échelle moindre, peut-être, que quelque chose comme le Festival d’été, mais ça profite aux alentours. Sauf que ça, il n’y a personne qui en parle, et la Ville n’y pense pas assez, je crois. Quand je vois qu’ils investissent je ne sais pas combien de millions dans le Palais Montcalm… C’est une bonne cause, une bonne salle avec une acoustique magnifique; pour le classique, c’est super. Mais combien y a-t-il de concerts classiques chaque année par rapport à la musique populaire? Tu peux les compter; je veux dire, le ratio est complètement débile… Parce qu’il y a un engouement; les gens veulent voir des shows. Il y a une vigueur, une jeunesse, et les mélomanes ressortent… Je sais que beaucoup de gens essaient de faire bouger les choses. C’est certain que c’est dur, mais il faut que ça se mette en branle. C’est un travail stressant à mort, mais c’est vraiment excitant!"