Société

Leonard Cohen : Midi, au parc

Malgré un premier bouquin en plus de 10 ans, un disque en chemin, et celui de sa copine déjà dans les bacs, pour tomber sur Leonard Cohen, désormais fort rébarbatif aux entrevues, il ne restait que le hasard. Chronique.

Depuis la nuit des temps, numérologues et sorcières associent le chiffre 8 à la réflexion, au temps, à la patience, au destin.

Depuis que j’habite la Métropole, je ne suis jamais passé là sans lancer un regard nostalgique et furtif vers l’étroite maison de pierres grises bordant le parc. J’en connais l’intérieur: le petit salon austère dont, il y a une décennie, j’ai souillé le plancher de mes pieds nus.

En mars de je-ne-sais-plus-quand, j’y ai passé quelques moments privilégiés, éblouis. Questionnant une phrase, copiant les prémices inédites de First We Take Manhattan, emportant deux couplets inconnus de Chelsea Hotel, tandis qu’une fille aux cheveux de blé, semblable à Faye Dunaway, buvait, comme moi, par politesse et jusqu’à la tachycardie, une mélasse noire pendant que l’Étranger étripait à l’opinel un fromage dur. "Now we don’t work, we drink coffee", disait-il, autoritaire.

Or, le 8 mai, chiffre de patience, à Montréal by the sun, je trimbalais un gros labrador noir au nez fouineur qui voulait faire escale dans les odeurs du petit parc du coin, le temps que mademoiselle fasse ses emplettes.

Après l’avoir discrètement cherché, de Los Angeles à Bangkok, je l’ai inopinément reconnu presque sans surprise, presque devant sa porte. Ombre verticale de l’ombre de l’homme sous le soleil de midi… Qui d’autre, en mai, porterait un si joli complet gris assorti à ses cheveux sous 23 degrés, dans ce coin dégingandé de Montréal?

Au creux de cet après-midi banal, je l’ai salué de la main, sans plus. Perplexe, il a lentement traversé la rue, chaussé de pantoufles bleues, pour s’asseoir à ma gauche, saluant le chien, sans que j’ose me lever… "Hi, my name is Leonard." J’ai enlevé mes lunettes de soleil: "Oui, je sais… nous nous sommes déjà… blablabla…"

Nous avons parlé quelque temps de la douce robe noire du clébard, pendant que je refoulais le bruit des sabots de ce qui dans ma tête tentait quelque peu de revenir au galop. Heureusement, 30 ans de métier vous font fondre la fibre groupie et détester l’inhumain déséquilibre des relations entre artiste et journaliste. De toute manière, qu’est-ce qu’un journaliste sans crayon, sans magnéto? Rien qu’un admirateur contrit, pris au dépourvu, priant ultérieurement Dieu de lui conserver sa faculté de mémoire et de transcription.

Passé les hommages rendus à Alice le chien ("…she’s a good doggie dog… a good one, and such a sweet girl…"), j’ai dit: "Je vous ai longtemps cherché. Vous êtes de retour à cette maison?" Il a dit en souriant, aussi vieux que mon père, et beau et très lent et mince et blême et doux: "Je n’y suis que quelques jours, pour régler des trucs à propos de Book of Longing et pour rencontrer des journalistes de New York qui viennent interviewer ma copine pour ce disque Blue Alert que j’ai écrit et produit… C’est pas mal, nous sommes ravis de l’accueil. Elle a une si belle voix… Mais ensuite, je compte bien essayer d’y passer l’été."

J’ai donc dit bêtement, à propos d’Anjani, sa choriste depuis des lustres et compagne depuis peu: "Vous ne croyez pas qu’il s’agit aussi pour les journalistes d’un prétexte pour vous rencontrer?"

Il a murmuré dans un sourire en coin, complice: "Eh bien, je viens justement de m’éloigner d’eux pendant qu’elle parlait. Elle fait son truc toute seule maintenant… Mais sérieusement, non, cet album, nous l’avons fait ensemble et il est en 7e position des ventes sur Amazon cette semaine! Étonnant, non?! Et puis… il y a des moments où il faut accepter certaines choses afin de préserver le calme du couple et la quiétude du foyer…"

J’ai dit: "Mais pour ce livre, et pour votre prochain disque, ce sera comme pour le précédent: aucune entrevue?" Il a dit: "Non, probablement pas. Parler de moi-même… Plus je vieillis, plus je suis mal à l’aise là-dedans… Ce sont des tissus de n’importe quoi… De part et d’autre, un ramassis de mensonges ou de banalités. Qui pourrait croire qu’on confierait quoi que ce soit de pertinent ou de réellement intime à des étrangers? Ce qui nous est véritablement important, nous le gardons toujours pour nous-mêmes. Plus je vieillis, plus je trouve ces conversations inintéressantes pour les lecteurs. Je ne veux plus faire ça. J’y suis devenu très mauvais."

J’ai dit: les journalistes, la facilité, la convergence, le sensationnalisme?… Il a dit: "Oui, parfois, mais on peut choisir. Il y a aussi des gens très bien. Ces types de New York qui interviewent ma copine sont bien. Votre journal aussi, c’est un bon "papier" (it’s a good paper)."

J’ai dit: "Mais les textes, les chansons, vous croyez qu’ils se suffisent à eux-mêmes? Qu’il est inutile d’expliquer?"

"Oh non, pas nécessairement, je veux bien parler des autres, c’est bien de se faire expliquer, mais à mon âge, je ne veux plus me prêter à cet exercice à mon propre sujet."

J’ai enchaîné: "En tout cas, ce truc sur votre ruine financière et la fraude de votre gérante dont les journaux ont parlé abondamment, c’est une aberration sans borne! Savez-vous que la RIAA, le plus sérieux des organismes de statistique, vous concède la 17e place pour les ventes de disques, au-dessus de Neil Young et Céline Dion avec 121 millions d’albums…"

Il m’a doucement interrompu, et a murmuré, apparemment aussi fier que contrit: "Oh non… oh non… arrêtez, eh, c’est ridicule… La vérité, c’est que j’en ai vendu approximativement 15 millions… Quinze millions en 40 ans… Bon, finalement, c’est pas trop mal… tout de même…"

Il a poursuivi: "Ma gérante, je crois qu’elle a perdu la tête. Elle raconte que j’ai gâché sa vie et m’accuse de tous les maux. Elle est devenue folle, c’est inexplicable… Elle prétend qu’elle vit sans abri… à Santa Barbara…"

J’ai dit: "Saurez-vous jamais où sont passés ces millions?" Il a répondu du tac au tac en regardant dans le vide: "Naaaah, bien sûr que non… probablement jamais…"

J’ai dit, afin de dévier de ce triste sujet: "Ce qui m’a toujours étonné, c’est que vous soyez demeuré si populaire dans des endroits improbables comme la Sibérie ou la Pologne; j’y ai jadis constaté que vous y étiez l’un des rares chanteurs anglophones connus, hormis Elvis et les Beatles. Il y a plein de sites Internet…"

"J’y suis allé en 1982, j’ai fait un concert alors que c’était toujours un pays communiste, peut-être que ç’a eu une influence. Quel endroit étonnant… les militaires…"

Tout au long de la conversation, il faisait tournoyer au creux de ses mains fines, quasi parcheminées, une espèce de petit chapelet d’argent de 8 centimètres. Je lui ai dit: "C’est joli ce truc, est-ce religieux?" Il a rétorqué: "Non, c’est tout le contraire de la religion, en fait. Je crois que c’est d’abord un truc religieux que les Grecs ont reçu des Turcs, et ensuite ça a perdu son sens. En Grèce, les vieux tuent le temps les pieds sur la table, à boire de l’ouzo d’une main et à jouer avec ce truc de l’autre. J’en ai hérité d’eux. À mon âge, ça me convient parfaitement. Vous savez, j’ai passé pas mal de temps en Grèce. J’y ai toujours une maison, la mère de mes enfants y a d’ailleurs emménagé assez récemment."

"Au fait, j’ai rencontré vos enfants, dont Adam qui fait des disques…" "Il est bien, n’est-ce pas? Il connaît son métier, et Lorca is such a sweetheart. Ils sont la fierté de ma vie." Une journaliste rousse est sortie de chez lui, l’entrevue de sa copine probablement terminée. J’ai pointé la maison du doigt sous le regard des autres vieux assis comme lui et désintéressés de la conversation: "C’est encore aussi dépouillé chez vous? Une table et quelques chaises?" "Ah, ça n’a pas changé, je n’ai pas besoin de grand-chose de plus."

J’ai dit en soupirant: "Et le disque, c’est pour bientôt?" Un silence est tombé. Il a dit: "Oui… bon, mais si ça intéresse vos lecteurs, nous ferons quelque chose un jour… Take care, man!"

Je suis parti en direction d’un troquet de la Petite-Italie et là je me suis convaincu que je devais transcrire ce rare impromptu, sobre et amical. Que le souvenir de certains hasards résiste à l’oubli.

Anjani Thomas
Blue Alert
Sony BMG

Leonard Cohen: Book of Longing
McClelland & Stewart