Société

Ennemi public #1 : Des tartines

J’ai eu cette étrange idée, il y a quelques années, de prendre de courtes vacances en mai. Juste avant le bordel de l’été et les festivals, me dis-je, bon an mal an, comme pour me convaincre que c’est une bonne affaire.

Mais voilà, pendant cette semaine qui passe toujours trop vite, je m’éloigne rarement de la maison. Et le problème, quand on prend des vacances chez soi, c’est qu’on vous rappelle sans cesse la brièveté de la parenthèse. Les amis, les voisins, les journaux, la radio, tout vous ramène à cette incontournable évidence: dans quelques jours, voire quelques heures, il faudra vous remettre au boulot. Pondre une nouvelle chronique.

Me voilà donc en route pour le bureau, lundi matin, chaleur d’été, le monoxyde de carbone concentré qui entre par les fenêtres ouvertes, je scanne les postes de radio en songeant à tous les sujets esquissés pendant les vacances, en prévision de ce jour-ci.

J’y pensais déjà samedi après-midi, en revenant du Mont-Sainte-Anne. Le soleil avait chassé la brume et séché la pluie, je revenais de ma première sortie en vélo de montagne, béat, et je vous voyais, ridicule farandole sur la piste cyclable de Beauport, en me disant: Dieu que c’est con, qu’il faudrait me payer cher pour aller faire le twit avec tout ce monde qui se suit bêtement comme dans un absurde bouchon automobile.

Bref, je trouvais que ça ferait un bon sujet.

Je songeais aux paysages, à quelques minutes de chez moi, qu’offrent les petits rangs de Saint-Augustin, de Neuville. Pas de voitures, sinon un vieux pick-up déglingué par-ici par-là, et le fleuve, et les terres qui s’étendent de part et d’autre, et cette grange dont on a peint les portes bleu aqua, comme le ciel d’un début d’été incertain.

Plus loin sur le chemin, à l’heure où je passe ces temps-ci, on rentre les vaches dans l’étable. Le troupeau insignifiant avance sagement, les bovins se tamponnent, bâillant d’ennui.

Pareil comme sur une piste cyclable finalement.

Parlant de sport, j’ai aussi pensé à la job quelques jours plus tôt, mais en courant cette fois. Je me tue à faire du jogging en me faisant croire que cela me permet de m’évader du boulot, du quotidien, mais c’est le contraire qui se produit. Je suis là, à regarder mon cardio-fréquencemètre pour vérifier que je ne me traîne pas trop les pieds, et qu’est-ce qui arrive à ma hauteur en gambadant? Cette putain de chronique, tiens. Et quand ce n’est pas elle, c’est la maison, les courses, les trucs du bébé… Voyez le genre.

Mais là, c’était bien la chronique. Et elle me disait qu’elle voulait parler de Boisclair.

Fuck! Avais-je croisé un agent d’assurance, un banquier ou un chic représentant pharmaceutique pour que vienne me hanter l’image chromée de ce rutilant politicien? Gageons que c’est plutôt un courant d’air qui m’a amené cette idée.

Boisclair comme une feuille qui tourbillonne dans l’air du temps.

Prenez sa sortie à propos du financement des écoles privées. Ou toutes ses récentes interventions, bêtes et maladroites, quand elles ne sont pas parfaitement vaines. Les chroniqueurs d’à peu près tous les journaux s’entendent pour dire que ce pauvre Boisclair est victime de l’aile gauche du Parti québécois, qui ferait pression sur lui, que ces sorties en sont le résultat.

Peut-être, mais cela ne change rien.

Cela ne change rien, en ce sens qu’André Boisclair est comme cette femme dans 2046, le dernier film de Wong Kar Wai, qui est d’ailleurs bien moins bon que le précédent, In the Mood for Love.

"Il ne lui importait guère que ses histoires aient une fin heureuse ou pas, il lui suffisait d’en être la vedette", dit le narrateur à propos de cette connaissance, trouvée morte, assassinée par son amant. Même chose pour Boisclair: peu importe où l’emmènera son parti, ou l’opinion publique, ou ce que vous voulez, l’important, c’est d’être la vedette. Jusqu’au jour, pas trop lointain, où son parti l’assassinera lui aussi, comme ceux qui sont passés là avant lui. Comme la fille dans 2046.

Mais bon.

Me voilà toujours en route pour le bureau, lundi matin, chaleur d’été, la touffeur du monoxyde de carbone concentré qui entre par les fenêtres ouvertes, blablabla.

Et là, je syntonise un poste où le ministre Couillard répond aux questions des auditeurs concernant la nouvelle loi sur le tabac. "Y aura-t-il un numéro de téléphone pour dénoncer les contrevenants?" demande une limace qui frétille déjà à l’idée de moucharder son prochain. "Heu, oui, il y en aura un, mais on ne doit pas baser une société là-dessus…" zigzague le ministre, comme pour dire: vous allez pouvoir stooler, on vous donnera tous les moyens possibles pour le faire, mais sachez que ce n’est pas bien beau la délation.

Quelqu’un a dit: schizo?

Concluons donc sur une question: doit-on préférer une époque ridicule où les gens rêvaient d’être poètes à une époque désolante où les gens rêvent d’être flics?

J’ai comme mon idée sur la question, car aucun flic n’écrira jamais: "J’ai observé un homme dans un café qui pliait une tranche de pain comme si c’eut été un certificat de naissance ou comme s’il regardait la photo d’une maîtresse morte."(1)

Quant à cette chronique, vous pourrez toujours en faire des tartines si ça vous chante.

(1) In a Cafe, de Richard Brautigan, que j’ai maladroitement traduit, à défaut de trouver la traduction officielle.