Luc Ferry : Devenir philosophe
Société

Luc Ferry : Devenir philosophe

Avec Luc Ferry, la philosophie n’a plus rien d’obscur ni d’intimidant. Dans son dernier livre, l’ex-ministre français de l’Éducation explore à nouveau, en pédagogue averti à l’intention des jeunes générations, l’histoire des grandes idées philosophiques. Passionnant!

Qu’est-ce qui vous a motivé à écrire ce Traité de philosophie pour les jeunes?

"Fondamentalement, le but de la philosophie a toujours été de répondre aux questions: "Qu’est-ce qu’une vie bonne?" et "Comment surmonter les peurs qui nous empêchent si souvent d’y parvenir?" Car on ne peut bien vivre, serein et libre, que si l’on a réussi à se débarrasser de ses angoisses. Depuis l’Antiquité grecque, c’est de cette manière que les stoïciens et les épicuriens abordent la philosophie. Or, je trouve que les réponses des grands philosophes, de Platon à Nietzsche, sont si belles, si passionnantes qu’on n’a presque pas le droit de les garder pour soi! C’est comme quand vous voyez une oeuvre d’art sublime, un paysage magnifique, vous avez inévitablement envie d’avoir quelqu’un à vos côtés pour qu’il en profite aussi. Ce livre s’adresse à tous ceux qui n’ont jamais étudié la philosophie, à commencer bien sûr par mes enfants et mes amis."

Aujourd’hui, dans de nombreuses sociétés, surtout occidentales, la philosophie n’est-elle pas considérée comme une discipline ésotérique, et même parfois comme un exercice intellectuel suranné et futile?

"Vous avez raison, mais je trouve qu’on sent aussi un mouvement inverse, du moins en Europe, où il y a un formidable intérêt pour la philosophie, même hors de l’université. Bien sûr, c’est vrai, nous vivons dans un monde où les sciences et les techniques sont plus "utiles" parce que le commerce et l’industrie en ont besoin pour performer. Mais d’un autre côté, je sens aussi que beaucoup de gens qui s’interrogent sur le sens de leur vie, sur la façon de vivre le deuil d’un être aimé ou une séparation, ne sont comblés ni par le discours religieux ni par le discours "psy". Alors la philosophie peut leur ouvrir des horizons…"

Vous essayez de nous convaincre que la philosophie n’est pas une science ardue et intimidante mais, au contraire, un outil pragmatique qui nous aide à mieux comprendre le monde de plus en plus complexe dans lequel nous vivons. Toute une gageure!

"Aujourd’hui, la philosophie est envahie par l’impératif de la technicité. À l’université, on n’étudie pratiquement plus "la" philosophie en général, mais des secteurs bien précis: la philosophie du droit, de l’éthique, de la politique, des sciences, de l’environnement, du langage, la philosophie continentale ou anglo-saxonne, orientale ou occidentale… On n’en finit pas de la saucissonner. Si vous remontez à l’Antiquité, aux stoïciens ou aux épicuriens par exemple, les questions de départ sont beaucoup plus simples: aussi bien Épictète qu’Épicure vous disent clairement que la philosophie a pour but de surmonter la peur de la mort, de parvenir à se "sauver" de cette peur pour pouvoir bien vivre.

L’idée qui parcourt tout mon livre, c’est que religion et philosophie partent toutes deux de cette question très basique. Mais elles y répondent tout à fait différemment. Les religions nous assurent qu’on ne peut pas se sauver soi-même, par ses propres forces, mais qu’il faut humblement s’en remettre à Dieu, en quoi elles supposent la foi. Au contraire, toutes les grandes philosophies nous disent qu’on peut y arriver par soi-même, avec lucidité, non pas par la foi mais par la raison. En d’autres termes, la philosophie est une doctrine du salut sans Dieu. Dans mon livre, je raconte tout simplement l’histoire des grandes réponses philosophiques apportées à cette question du "salut", de ce qui peut nous sauver des peurs sans faire appel ni à Dieu ni au Diable!"

Vous affirmez dans votre livre que la philosophie, généralement définie, ou perçue, comme une discipline foncièrement athée, n’est pas nécessairement l’antithèse de la croyance religieuse. Ces deux approches s’escrimant à donner un sens à la vie humaine seraient-elles complémentaires plutôt qu’antagonistes?

"On peut dire, en un sens, qu’il y a une philosophie chrétienne, juive, musulmane… Pourtant, dans les grandes religions, la philosophie n’occupe qu’une place subalterne. Pourquoi? Parce que, au final, la raison doit faire place à la foi. Les vérités scientifiques ou philosophiques sont alors dépassées par les "vérités révélées". Par exemple, dans le christianisme, la philosophie a deux finalités bien précises: elle sert soit à déchiffrer les Écritures saintes (parce que le Christ s’exprimant en paraboles, il faut interpréter son message et donc user de sa raison), soit à comprendre la nature. En tant qu’oeuvre de Dieu, la nature doit porter des traces du Créateur. Mais, comme vous voyez, la philosophie n’est ici que "servante de la religion", selon la formule célèbre d’un théologien du 9e siècle, Pierre Damien. Entre la philosophie et la religion, il y a plus de concurrence que de complémentarité."

Donc, selon vous, la philosophie est "un outil de pensée incontournable et une morale ouverte" qui nous aident à mieux réfléchir sur les problèmes existentiels auxquels l’humanité est confrontée aujourd’hui?

"Au départ, la philosophie était fondamentalement une "doctrine du salut sans Dieu", une façon de se sauver des peurs, notamment de la peur de la mort (qui est d’ailleurs souvent la peur de la mort des autres, de ceux qu’on aime), par la raison plutôt que par la foi. Cela veut dire que la philosophie a toujours eu trois tâches fondamentales: d’abord comprendre le monde qui nous entoure, le terrain de jeu de la vie humaine. C’est ce qu’on appelle la "théorie". Ensuite, il faut connaître les règles du jeu. C’est la tâche de la morale. Enfin, il faut s’interroger sur le but du jeu. Là commence la quête du sens et du salut, qui suppose la sagesse. Bien sûr, nous ne sommes plus dans le monde grec, dans l’univers des anciens. Nous avons impérativement besoin d’une sagesse pour notre temps, d’une philosophie qui ne se réduise pas à une technique ni à une discipline universitaire."

Au Québec, ces dernières années, on a diminué le nombre d’heures consacrées à l’enseignement de la philosophie. N’est-ce pas une tendance qui se généralise dans le monde occidental?

"Non. En France, et dans le reste de l’Europe aussi, c’est le phénomène inverse qui se produit. Il y a un très grand intérêt pour la philosophie. Il y a même un mouvement assez important en faveur d’une extension de la philosophie vers les classes de lycée qui en sont encore privées. Beaucoup souhaiteraient qu’on enseigne la philosophie plus tôt, dès l’âge de 9 ou 10 ans. Un ministre de l’Éducation qui voudrait en diminuer les heures d’enseignement serait cloué au pilori!

En revanche, aux États-Unis, j’ai l’impression que la philosophie n’existe pratiquement plus. En Amérique, on ne voit pas de philosophe ou d’intellectuel avoir un écho au niveau national comme c’est encore le cas dans les vieilles nations européennes. Par contre, lors de mes séjours au Québec, j’ai senti, à la différence des États-Unis, dans les librairies, à l’université, et même en dehors des cercles académiques, un accueil très chaleureux pour les livres intellectuels et les livres de philosophie. J’ai le sentiment qu’il y a au Québec un accueil plutôt favorable, et pas un manque d’intérêt, pour la philosophie. Je peux me tromper. C’est peut-être un sentiment de voyageur?"

D’après vous, à une époque de grandes incertitudes où la mondialisation et les progrès technologiques et scientifiques battent leur plein, les philosophies du passé sont, plus que jamais, nécessaires et très actuelles.

"L’histoire de la philosophie est comme l’histoire de l’art: les anciens n’y sont pas "dépassés" et encore moins "annulés" par les modernes! C’est le contraire de l’histoire des sciences. Quand une théorie physique ou biologique est dépassée, quand on a montré clairement qu’elle était fausse, on la jette à la poubelle. Mais il n’y aurait, au contraire, aucun sens à dire que les oeuvres de Stravinski ou Gershwin sont plus belles que celles de Bach ou Mozart. En philosophie, nous pouvons encore "habiter" les grandes visions du monde du passé parce que les grandes réponses qu’elles apportent à la question du salut et de la sagesse restent aussi valables aujourd’hui qu’il y a mille ans."

En ce début du 21e siècle, la philosophie est-elle vouée à un avenir prometteur?

"Je suis plutôt optimiste. Je trouve que nous sommes un peu étouffés en ce moment par les discours religieux d’un côté, psychologiques ou psychanalytiques de l’autre. Je respecte évidemment les grandes religions et je n’ai rien contre ceux qui vont tenter une analyse. Chacun essaie de surmonter ses peurs comme il peut. Mais, pour moi, qui ne suis pas croyant et qui trouve que l’analyse ne va pas assez au fond des choses, la philosophie est irremplaçable. Je suis sûr que d’autres penseront la même chose lorsqu’ils découvriront l’histoire de la philosophie. C’est ce que je leur propose dans mon livre."

Apprendre à vivre. Traité de philosophie à l’usage des jeunes générations
De Luc Ferry
Éditions Plon, 2006, 302 p.