Société

Ennemi public #1 : Le bon voisinage

Un rutilant VUS pulvérisé. Aplati au fond du lit de la rivière. Avant de l’y propulser, son conducteur a appelé ses parents. Papa, maman, j’en peux plus, je m’en vais, je vous aime. Pardon. Un enfant mort-né, des ennuis financiers, et sans doute d’autres problèmes, ont poussé l’homme vers l’irréparable crash.

Ciao bye, don’t call us we’ll call you. Et quand bien même vous voudriez appeler, il n’y aura plus jamais de service au numéro que vous avez composé.

Qu’on le veuille ou non, dans l’interminable suite de faits divers et de tragédies qu’on nous sert quotidiennement, il s’en trouve qui nous touchent plus que d’autres. Est-ce parce que la malchance ou le désespoir de certains nous paraissent plus familiers? Ou dans ce cas précis, est-ce la manière, le spectaculaire, qui fascine nos curiosités morbides? Si je pose la question, c’est que je n’ai pas de réponse satisfaisante.

Ce que je sais, vous l’aurez peut-être d’ailleurs remarqué, c’est que cette chronique traite souvent de la vie, de l’amour, et beaucoup de la mort depuis quelques mois.

Sachez que cela n’a rien de fortuit.

Pour toute explication, je me contenterai de vous révéler que la Mort a emménagé tout près de chez moi récemment. Pourquoi mon quartier, pourquoi mon espace vital, dans quel contexte? Je pourrais vous raconter, mais c’est pas vos affaires.

Cela dit, la Mort et moi, nous ne nous sommes pas vraiment parlé depuis qu’elle s’est installée tout près, et fort heureusement, elle n’est pas venue sonner à ma porte, comme ce fut le cas de cet homme qui, épouvanté par ce face-à-face, s’est lancé du haut du parapet au volant de sa voiture dans un vrombissant fuck you à la vie.

De notre côté, tout en prenant soin de nous éviter mutuellement, ma funeste voisine et moi, nous nous regardons de biais depuis des mois. Elle avec défiance. Et moi, avec méfiance.

Je vous ai dit qu’elle vient tout juste d’emménager dans mon quartier, ce n’est qu’à moitié vrai. En réalité, elle y a toujours habité, je refusais seulement de la voir, et comme elle ne faisait pas trop de bruit, qu’elle se faisait discrète, j’étais parvenu à l’oublier.

De toute manière, pourquoi fréquenter la Mort, voire même y penser, quand on a à peine plus de 30 ans et qu’on est encore invincible, immortel?

Parce qu’elle ne vous donne pas toujours le choix, tiens. Et parce que c’est elle qui se réserve la surprise, qui calle les shots.

C’est donc soudainement et sans crier gare que ma voisine s’est mise à faire un tapage que je ne pouvais plus ignorer. Bien contre mon gré, j’étais désormais forcé de la regarder tondre son gazon et faire cuire des côtelettes sur son infernal BBQ. Si discrète depuis si longtemps, la voilà qui organisait de bruyantes garden-parties, comme pour me rappeler que nous partageons le même territoire, que nous nous endormons au son des mêmes pompes de piscines, ersatz mécanique que la banlieue a trouvé pour remplacer le rassurant grésillement des criquets.

Enfin, après quelques semaines d’une angoisse paralysante, je me suis finalement demandé: et si c’était la meilleure chose qui pouvait m’arriver? Et si d’accepter sa présence pouvait me prémunir contre le désespoir des gens qui se jettent au fond des rivières au volant de leur truck? Et si le véritable bonheur dépendait justement de l’idée qu’il prendra fin, de cette prise de conscience?

Et si la vie, finalement, perdait son sens dans nos sociétés suicidaires parce qu’on a occulté la mort en fantasmant une jeunesse, puis une vie éternelles?

À ce sujet, mon confrère Martineau écrivait il y a deux semaines que l’un des plus détestables legs des baby-boomers était celui du romantisme de la dope, de l’autodestruction. Ce n’est à mon avis qu’un pan des conséquences de la mort de Dieu qui a, dans un bien étrange paradoxe, fait disparaître la mort de nos vies.

En faisant exploser la religion et le réconfort qu’elle apporte devant la finitude de l’existence, nous avons oublié de la remplacer par autre chose, comme la philosophie (1), par exemple, et cela nous place devant un vide froid, sidéral, que l’on tente de remplir de mille choses jetables. En vain.

Pourquoi risquer sa santé à pratiquer des sports extrêmes, pourquoi se jeter à corps perdu dans le sexe, la dope, pourquoi jouer sa maison au casino, pourquoi refuser de vieillir, pourquoi surfer sur sa vie dans l’angoisse perpétuelle de n’avoir pas fait le bon choix, de n’avoir pas choisi le bon mot, pourquoi tirer la vie par la queue si ce n’est parce que l’idée de la mort nous obsède d’autant plus qu’il est tabou d’en parler, et que cette peur nous paralyse, nous empêche de vivre dans le présent, dans l’urgence de ce présent?

Alors, pourquoi fréquenter la Mort, voire même y penser?

Parce que parler de la Mort, y penser, est non seulement une forme d’hygiène mentale qui nous permet d’endurer l’idée de notre inévitable fin, mais c’est aussi le plus bel hommage que l’on puisse rendre à l’existence.

Parce qu’admettre que la vie se termine, admettre la validité du cliché qui veut que toute bonne ou mauvaise chose ait une fin, c’est lui rendre sa véritable valeur.

Et depuis quand jette-t-on des choses précieuses au fond des rivières?

(1) Consultez l’excellent hors-série du Nouvel Observateur "Apprivoiser la mort pour mieux vivre", vous y trouverez de nombreuses pistes de réflexion qui ont inspiré cette chronique qui n’en résume que quelques-unes.