Société

Ennemi public #1 : Le miroir

La recherchiste de Radio-Canada a été la première à appeler, la première à avoir exhumé des articles sur le groupe Black Taboo dans nos archives en ligne. J’ai failli m’étouffer de rire quand elle s’est étranglée au moment de me demander si j’avais les coordonnées du porte-parole du collectif vidéo.

– Pouvez-vous me donner le numéro de Richard…

– Mangemarais? ai-je terminé pour elle, histoire d’alimenter le malaise.

– (rire) Oui, c’est ça.

Quelques secondes plus tard, c’est elle qui m’invitait à passer au tutoiement. Était-ce d’avoir partagé pareille vulgarité qui nous avait subitement fait franchir le bond vers la familiarité? Qui sait.

Ce dont je suis sûr, par contre, c’est qu’on peut reconnaître l’arrivée imminente de l’été à plusieurs signes qui ne mentent presque jamais.

Par exemple, dans les radios, les télés, et les journaux, il y a bien sûr l’ouverture du bal des remplaçants, événement rarement heureux, mais il y a aussi, et c’est là que cette saison médiatique prend tout son charme, la chasse aux sujets qui sentent le réchauffé.

Ras-le-bol du mont Orford, du conseil national du PQ, ou de l’imposition du bâillon, la nouvelle du jour, c’est la lettre de la sexologue Jocelyne Robert dans La Presse à propos de Black Taboo, et de sa chanson God Bless the Topless, parodie de gangsta rap à la sauce banlieue québécoise, parue il y a déjà plusieurs années.

Mais peut-être n’avez-vous pas suivi la petite histoire de ce mardi trop pauvre en actualités? Récapitulons rapidement.

Visiblement indignée, Jocelyne Robert a révélé au monde des adultes qu’un groupe d’humoristes avait écrit une chanson dont le refrain est "God bless the topless, écarte-toi les fesses, si t’es une bonne chienne, j’vas slaquer ta laisse", et que cette chanson tombait dans les mains d’enfants du primaire qui ne peuvent évidemment en faire une lecture au second degré. Madame Robert veut prendre l’exemple des haines raciales pour montrer que pareil discours ne serait jamais toléré s’il s’agissait de racisme, plutôt que de sexisme. Qu’il existe deux poids, deux mesures dans l’humour.

J’ai rencontré Jocelyne Robert, nous avons participé à un débat sur la même tribune l’hiver dernier, c’est une femme adorable dont je comprends parfaitement les préoccupations. L’hypersexualisation des jeunes, la porno qui fucke complètement leur rapport à la sexualité.

Mais bien qu’elle s’en défendait mardi soir au Point, ce qu’elle impose en réclamant le boycott, en se moquant de la liberté d’expression, c’est de fixer les limites du bon goût dans la création d’un sketch humoristique. Et encore pire, ce qu’elle dit ici, c’est que la rectitude politique qui nous empêche de montrer le racisme en le caricaturant n’a pas encore assez bien fait sa job, puisqu’il reste la misogynie et la violence sexuelle à éliminer, histoire de faire comme si ces paroles et comportements n’existaient pas. Comme si nier une réalité allait la faire disparaître.

Et surtout, elle refuse de banaliser. Pourtant, c’est exactement ce qu’il faut faire. Non pas pour balayer sous le tapis, mais au contraire, pour mieux comprendre le contexte.

50 Cent qui invite les filles à sucer son lollipop, Eminem qui traite son ex et sa mère de chiennes, Snoop Doggy Dogg qui est aussi producteur de films pornos, Dr Dre, ancien membre de NWA qui chantait "fuck the police", Ice Cube, Tupac, BIG (ces deux derniers sont morts assassinés), Puff Daddy, NAS, Cypress Hill, DMX, le Wu-Tang Clan (dissous, mais qui décline de nombreux rejetons) ne sont que quelques noms parmi les plus connus du mouvement gangsta, un mouvement qui n’a rien d’underground, qui se retrouve à MusiquePlus, à la radio, partout dans le Ouèbe. Et eux, ils ne déconnent pas. Des flingues, du crime, de l’argent facile, des pitounes, des chars et de la violence à la tonne. La culture des ghettos.

C’est justement ce dont se moque Black Taboo dans ce qu’on reconnaît comme une joke monumentale par la multiplication des clichés et la condensation d’un langage ordurier qui, à ce stade, n’a plus rien de choquant dans la mesure où l’accumulation renvoie au grossissement des traits, à la caricature.

En s’attaquant à Black Taboo, la sexologue aurait dû en profiter pour inviter les parents à regarder de plus près la discothèque de leurs enfants. Rappelant que c’est leur responsabilité, qu’il faut éduquer, que la censure n’est jamais une solution.

Mais à la place, on fait le procès d’humoristes.

Des humoristes au goût douteux? Bien sûr. Ils pratiquent l’humour limite, l’un des seuls qui fasse avancer les choses et qui ne soit pas que pur divertissement.

Oui, vous avez bien compris, qui fait avancer les choses, parce que cet humour reproduit les traits les plus monstrueux de ce que nous sommes, de ce que notre société peut receler de détestable, de comportements que nous refusons de voir.

En ce sens, casser du sucre sur le dos de Black Taboo revient à fracasser un miroir parce que l’image qu’il nous renvoie nous dégoûte.

Car la culture, je le répète pour une millionième fois, est le reflet de la société. Pas l’inverse.