Société

Ennemi public #1 : Par delà le bien et le mal

J’y reviens parce que vous n’en revenez pas.

"La bêtise de vos propos me désole", écrit une lectrice outrée de me voir prendre la défense des désormais célèbres Black Taboo. "Personnellement, je m’oppose à la censure, mais lorsque l’on parle de ce groupe, je crois que l’on ne devrait pas lui permettre d’exister", affirme un autre lecteur qui aurait bien besoin de se faire expliquer ce qu’est la censure au juste.

Bref, on est encore à jouer dans la talle des détenteurs du monopole du bon goût et de leurs longs ciseaux. Ce n’est même pas un débat, c’est un affrontement stérile entre deux manières irréconciliables d’envisager le monde, la démocratie, la liberté. Entre deux positions morales. Le bien et le mal.

Heureusement, il y en a qui se posent des questions sans toutefois prendre la posture impérieuse de Monsieur Net. C’est le cas de Marie-Josée Pineault, une travailleuse sociale de Québec, qui signe sans doute le propos critique le plus intéressant de tout ce que j’ai pu lire. Parce que l’expérience, la vie, valent souvent bien mieux que les opinions à chaud de personnes qui ne savent pas de quoi elles parlent.

"Je suis dans la vingtaine et je travaille auprès des adolescents depuis quelques années. Je trouve que l’intention de Black Taboo est bonne mais que le moyen choisi n’est peut-être pas le meilleur…

Il y a deux ans environ, j’ai entendu, pour la première fois, à la radio et sans contexte, ces paroles très crues. Comme plusieurs, j’ai été choquée de tels propos. Quelques mois plus tard, un ami m’a fait entendre une autre chanson de ce groupe (que je détestais) où la parodie était plus évidente…

Ahhhhhh!!!! Ils ne sont pas sérieux!!!!

Sachant cela, leurs paroles, quoique toujours d’un goût douteux, prennent un autre sens, ou du moins, font un peu de sens.

Par contre, je suis toujours déçue lorsqu’un jeune arrive, heureux de me chanter un extrait de cette chanson, la plus vulgaire et dérangeante qu’il a entendue (ce, bien sûr parce qu’il ne comprend pas les paroles de ses rappeurs américains). Mais, le plus déstabilisant, c’est la surprise (ou parfois la déception) dans ses yeux lorsqu’on l’informe que Black Taboo veut dénoncer cette façon de penser, pas l’inculquer.

Donc, ce qui me fait beaucoup douter de la portée de leurs actions, c’est l’effet pervers, que je trouve plus présent que l’effet recherché. Les gens ne sont pas informés du but de ce groupe et, malheureusement, certains s’identifient à ces propos. J’ai trop souvent entendu des jeunes chanter fièrement et à tue-tête ces paroles, croyant détenir un peu de vérité."

Cela me ramène en arrière. À ma propre adolescence.

Je dois avoir environ 13 ou 14 ans. Dans un party après une partie de football, des amis écoutent du Plume en se bidonnant. Jonquière, La Ballade des caisses de 24, mais aussi Vieux Nèg, Les Pauvres. Trouvent ça ben drôle, prennent tout au premier degré. Cela les conforte dans leur petit racisme de merde et dans leur vision étriquée de réalités qu’ils ne peuvent pas comprendre depuis leur banlieue chromée. La différence dont ils ignorent tout ne leur inspire que du mépris. Ils ne savent pas l’exclusion, la misère. Ils apprendront, ou peut-être pas. C’est la vie.

Mais Plume n’a rien à y voir. Pas plus qu’Yvon Deschamps (souvenez-vous de Nigger Black). Pas plus que Lenny Bruce avant lui.

D’ailleurs, lorsqu’il est question d’humour limite, il faut toujours revenir à Lenny Bruce: le plus subversif des stand-up comics de l’histoire, et dont le livre How to Talk Dirty and Influence People expose tout le malaise de la satire chez les bien-pensants qui croient qu’en faisant disparaître les mots qui désignent le mal, on fera disparaître le mal avec.

Pour montrer le racisme, pour exposer ses rouages, par exemple, Bruce devenait le raciste. Pour montrer comment "la suppression du mot lui confère pouvoir, violence", il disait le mot. Une fois, deux fois, trois fois. Au bout d’un moment, il l’avait tellement répété que le mot, l’insulte, ne voulait plus rien dire.

Parfois, les flics viennent l’arrêter après ses shows. Mais c’est surtout quand il parle de cul. On lui collera une série de procès pour "obscénité", procès qu’il remportera tous, et au cours desquels on ne manquera pas d’appeler à la barre des témoins qui viendront lui donner le crédit qui lui revient.

On le comparera à Aristophane, à Jonathan Swift, à Rabelais, rappelant que ces auteurs usaient eux aussi de techniques répulsives et d’un vocabulaire parfois disgracieux afin de montrer la réalité dans son ensemble, par delà le bien et le mal.

On est quand même bien loin de Black Taboo, dites-vous?

Pas tant que ça.

On est dans une vision du monde qui comprend ce qu’il a de vil. On est dans la lucidité, au coeur d’une liberté qui interdit d’interdire, avec la conscience des dommages collatéraux que cela comporte. La conscience que la démocratie, c’est pas gratis.

Eh non, It’s not easy being free, comme le chantaient les Who. Cela demande un effort, cela fait mal parfois.

Et si vous ne pognez pas la joke de Black Taboo, que vous ne trouvez pas ça drôle? C’est votre droit. Comme ce l’est aussi de crier votre dégoût.

Mais quand vous m’écrivez, comme l’ont fait plusieurs, que la censure n’est pas toujours une mauvaise idée, c’est vous qui me dégoûtez.