Montréal n’est déjà plus capitale mondiale du livre : Des chiffres et des lettres
Montréal n’est déjà plus capitale mondiale du livre. Quels sont les fruits réels du titre décerné par l’UNESCO? Chez les organisateurs comme chez les détracteurs, l’heure du bilan a sonné.
En février 2004, nous apprenions que l’UNESCO faisait de Montréal la prochaine "capitale mondiale du livre". Wow! Après Madrid, Alexandrie, New Delhi et Anvers, nous allions en effet, grâce aux démarches de l’ANEL (Association nationale des éditeurs de livres), entrer dans un très sélect club.
Lors de la nomination, le jury de l’UNESCO louait en outre "la vigueur de la concertation du milieu du livre autour du projet présenté". Or, au fil des mois, de nombreuses voix se sont élevées pour signifier que l’événement, faute de temps et de moyens, n’allait être, au mieux, qu’une série d’activités plutôt superficielles, et, au pire, une vitrine d’ordre essentiellement commercial. Pour la concertation idéale, c’était déjà loupé.
Que se soient passées de belles choses à Montréal, entre le 23 avril 2005 et le 22 avril 2006 (les villes se passent le flambeau lors de la Journée mondiale du livre et du droit d’auteur), cela ne fait aucun doute, et l’ouverture de notre Grande Bibliothèque vient en tête de liste, mais à quel point tout cela est lié à l’événement Montréal, capitale mondiale du livre (MCML)? Les avis divergent.
"Notre préoccupation, soutient Denis Vaugeois, historien, éditeur et coprésident de l’organisation, ce n’était pas que de planifier une série de fêtes populaires autour du livre, mais bien de susciter une prise de conscience autour de certains enjeux majeurs du milieu du livre. De ce côté, les choses ont bien bougé." Si tout le monde a adhéré à de tels idéaux, plusieurs considèrent aujourd’hui le bilan mince. "Mon impression, c’est que nous avons assisté à de nombreuses manifestations, lectures, spectacles et autres, mais qui étaient la plupart du temps à l’intérieur de festivals et de programmations déjà existants. Il s’agissait surtout de petits ajouts", croit Pierre Lefebvre, le rédacteur en chef de la revue Liberté, dont le numéro 271 (février 2006), intitulé Montréal: capitale mondiale du livre?, a été entièrement consacré à une réflexion critique sur la nomination. "Surtout, poursuit-il, je constate qu’on a très peu parlé de tout ça, à travers les médias et ailleurs."
LIVRE COMPTABLE
Pierre Lefebvre et ses collaborateurs ont tôt posé une question de fond. En substance: est-ce que Montréal mérite bel et bien ce titre, et sinon, MCML sera-t-il l’occasion de cheminer suffisamment pour prétendre à ce statut? "Du côté des écrivains, des éditeurs, des libraires, pense pour sa part Denis Vaugeois, notre vitalité est incontestable et il est évident que nous méritions le titre. Du côté des bibliothèques, c’était beaucoup moins sûr, et je m’inquiétais particulièrement du ministère de l’Éducation", confesse celui qui, du temps où il était ministre des Affaires culturelles (1978-1981), avait mis en place la Loi du livre. "Ça faisait vingt-cinq ans qu’on avait sur les tablettes un plan de développement des bibliothèques scolaires. Là, ça bouge. Aux paliers provincial comme municipal, on vient de promettre des investissements majeurs. Sommes-nous responsables de ça? On a contribué, c’est certain." "Ça, concède Pierre Lefebvre, c’est incontestablement la belle victoire de MCML. Mais justement, des beaux résultats concrets comme celui-là, on aurait dû en obtenir d’autres."
De son avis, MCML n’aura pas permis de faire avancer la réflexion sur des problématiques majeures, la glissement évident du livre, par exemple, vers un objet de consommation comme un autre, et dont la diffusion dépend de règles qui ne lui conviennent pas. "J’ai été libraire moi-même, et je n’ai rien contre les livres de Marie Laberge et autres gros succès, il y a de la place pour ça, mais aujourd’hui, on demande d’abord aux auteurs de bien vendre. Il y a des titres qui mettent plus que quelques semaines à rencontrer leur public, et ces livres-là, ils sont souvent écartés au bout de deux semaines. Ça influence bien sûr les choix des éditeurs, qui doivent rencontrer certains objectifs financiers pour avoir droit à leurs subventions, et on est en droit de s’inquiéter des effets à long terme. La dernière année aurait été, il me semble, une bonne occasion de réfléchir sur la manière dont les auteurs et les éditeurs sont subventionnés."
Par ailleurs, plusieurs trouvent paradoxal que l’année de festivités qui s’achève ait coïncidé avec la disparition, à Radio-Canada, des dernières émissions où la littérature n’était pas prédigérée en capsules de 30 secondes. Et si l’appui à MCML de son commanditaire principal Quebecor, que l’on chiffre à plus de 2,7 millions de dollars, a permis d’accomplir beaucoup, des gens comme Pierre Lefebvre en profitent pour dire tout haut les inquiétudes que plusieurs vivent tout bas, en particulier depuis l’achat par l’entreprise de Sogides: "La forte présence de Quebecor est tout à fait représentative, croit-il, de cette façon de demander à la littérature de s’adapter au commerce plutôt que de demander au commerce de s’adapter à la littérature. Tant que nous ne placerons pas la question économique en second lieu, dans nos réflexions sur la diffusion du livre, la plupart de nos initiatives demeureront des voeux pieux."
Enthousiasme et fierté d’une part, donc, et perplexité de l’autre. Tous conviennent d’un point, cependant: il ne faut pas attendre de miracle de ces grandes structures chapeautant des myriades d’activités. Elles sont de belles mais éphémères vitrines, et l’enjeu capital, c’est que les élans générés ne demeurent pas lettre morte.