Histoire de la gauche caviar : L’Internationale caviar
Dans un livre décapant et passionnant, Laurent Joffrin, essayiste et directeur de la rédaction du Nouvel Observateur, analyse avec une lucidité rare et un courage peu fréquent le naufrage inéluctable de la "gauche caviar", symbole de la richesse qu’on accole au camp des pauvres. Édifiant!
D’après vous, à la "gauche caviar" il ne lui reste plus que le caviar!
"C’est un peu vrai. Historiquement, la "gauche caviar " a été très utile puisque c’est une fraction des classes dirigeantes qui s’est mobilisée pour défendre les droits bafoués des classes sociales dirigées. En Occident, cette gauche chic et décalée a souvent fait la différence dans le jeu politique. La "gauche caviar" n’a jamais vécu avec le peuple, mais elle le servait, quoi qu’on dise. Ses actions allaient dans un sens progressiste. Mais, à partir des années 90, la "gauche caviar" est devenue une fausse gauche qui se donne bonne conscience sans rien risquer, qui parle de justice mais ne la pratique pas. Une gauche fallacieuse qui dit ce qu’il faut faire mais ne fait pas ce qu’elle dit. Elle a abandonné le peuple. Il y a aujourd’hui en France, et aussi dans d’autres pays occidentaux, un fossé profond qui sépare de plus en plus une gauche altermondialiste, qui récuse fougueusement l’économie de marché, et une autre gauche, qui s’est beaucoup trop adaptée à un libéralisme économique débridé. La gauche n’arrive pas à trouver la bonne mesure."
La "gauche caviar" est-elle un phénomène sociopolitique mondial?
"La "gauche caviar" existe dans tous les pays. En Allemagne on l’appelle la Toskaner Fraktion, parce que ses membres, paraît-il, passent leurs vacances d’été en Toscane. En Grande-Bretagne, on l’appelle Champagne Left, peut-être parce que le vin blanc pétillant est là-bas encore plus qu’en France le symbole du faste. Aux États-Unis, il est question des 5th Avenue Liberals, car cette artère new-yorkaise qui longe Central Park concentre tout ce que l’Amérique compte de richesse élégante et que le terme "libéral", par une ironie sémantique, désigne en Amérique, non pas les adeptes du "laisser faire, laisser passer" honnis par la gauche altermondialiste, mais bien la gauche démocratique, qu’on trouve dans les milieux intellectuels, les cercles syndicaux et les caucus démocrates. Dans ces trois pays, la "gauche caviar" a joué un rôle historique important. Je découvre des "gauches caviar" tous les jours. Je viens d’en débusquer une en Suède. On l’appelle la "gauche rouge vin", parce que dans ce pays nordique le vin rouge est très onéreux. Au Québec et au Canada, je suppose qu’il y a aussi "une gauche caviar". Comment l’appelez-vous?"
Est-ce le déclin de la gauche en Occident qui vous a motivé à écrire ce livre?
"Non. La gauche n’est pas en lambeaux en Occident! Ça dépend des pays. Par exemple, en Grande-Bretagne, la gauche est au pouvoir depuis presque dix ans. Évidemment, au bout d’un certain temps, la "gauche blairiste" a fini aussi par s’user. Mais elle a gagné trois élections de suite. Des déclins comme celui de la gauche anglaise, on ne peut que se les souhaiter! En Espagne, Zapatero se débrouille très bien. La gauche espagnole est en train de mener à terme des réformes politiques, économiques et sociales très importantes. Dans les pays scandinaves, la gauche réussit aussi, notamment au Danemark et en Suède. Par contre, en France, la gauche bat de l’aile. La gauche française est schizophrénique."
Dans votre livre, vous défendez et réhabilitez la gauche américaine. Pourtant, très nombreux sont ceux qui considèrent que la gauche aux États-Unis est en pleine décrépitude.
"Je trouve qu’on est très sévère avec la gauche américaine. On oublie souvent qu’il y a aux États-Unis des institutions sociales importantes. Il y a encore des syndicats assez puissants. Il y a des réformes démocrates qui ont été faites et qui perdurent. Il y a aux États-Unis un filet de sécurité en matière de santé et en matière de retraites. C’est vrai qu’en France et au Canada, le système social est plus avancé qu’aux États-Unis. Mais à quel prix! Force est de rappeler qu’il y a toute une Amérique de gauche qui existe toujours. Les Américains se sont beaucoup plus accommodés à l’économie de marché et à ses duretés. Les politiques menées par Roosevelt, Kennedy et Johnson ont engendré des grandes réformes de gauche. Sous la présidence de Carter, les résultats ont été moins fructueux. Sous le mandant de Clinton, c’était plus une adaptation à la nouvelle donne économique mondiale qu’une vraie volonté de changer la société américaine. Par ailleurs, aujourd’hui, le parti démocrate n’est pas forcément voué à l’impuissance. Ce sont les Républicains et George W. Bush qui sont en difficulté."
Les perspectives d’avenir de la "gauche caviar" sont plutôt moroses?
"Si la "gauche caviar" veut retrouver sa légitimité historique, elle doit se lier de nouveau au peuple. Il faut qu’elle retrouve cette idée simple, qui a présidé à la naissance du mouvement socialiste: la liberté ne suffit pas. La philosophie des droits de l’homme est incomplète si elle oublie l’égalité réelle. La liberté dans l’injustice sociale apparaît comme un remède limité, parfois un simple alibi. L’égalité des droits, c’est le moins que l’on puisse dire, n’est pas achevée. L’Occident démocratique n’a pas besoin d’une extrême gauche qui flatte son sectarisme, mais d’une vraie gauche porteuse d’une politique qui équilibre réalisme et imagination. La gauche est dans l’économie de marché. Traditionnellement, la gauche défend la liberté et la droite, l’ordre. Or, les sociétés occidentales ont évolué de telle manière que la gauche doit désormais défendre aussi l’ordre. Un ordre plus juste, mais un ordre quand même. Tout l’héritage libertaire de 68 doit être revu de fond en comble. La gauche doit faire sa propre révolution!"
Histoire de la gauche caviar
de Laurent Joffrin
Éditions Robert Laffont, 2006, 209 p.