Claude Hagège : Exporter la loi 101
L’un des plus éminents linguistes français, Claude Hagège, professeur au prestigieux Collège de France et lauréat de la Médaille d’or décernée par le C.N.R.S., estime que le gouvernement de Jean Charest commet une grande bourde en introduisant l’enseignement de l’anglais dès la première année du primaire dans les écoles francophones.
Selon vous, la loi 101 du Québec devrait être un modèle linguistique pour les Français et les francophones d’Europe?
"Absolument. À une époque où les Européens, notamment les Français, sont de plus en plus obnubilés par la culture américaine et la langue anglaise, je pense sincèrement que la loi 101, et le comportement exemplaire des Québécois en matière linguistique, non seulement peut, mais doit servir de modèle à tous les francophones d’Europe. J’ai toujours dit que les Québécois étaient un modèle à suivre puisque un îlot de quelque 7 millions de francophones immergé dans un océan de quelque 260 millions d’anglophones canadiens et américains, c’est une situation absolument intenable et dramatique. Sans la loi 101, le français serait sans doute mort aujourd’hui au Québec. Pour le Français et l’Européen que je suis, la loi 101 est naturellement un modèle. Les activités néologiques, activités intenses de traduction de tous les mots techniques par des commissions de terminologie québécoises, sont aussi un modèle à suivre. En France, nous sommes aujourd’hui dans une situation honteuse."
Vous déplorez que l’anglais soit enseigné dès la première année du primaire dans les écoles francophones québécoises. Pourquoi?
"L’introduction dans les écoles québécoises, dès la première année du primaire, d’une seule langue vivante, en l’occurrence l’anglais -expressément désigné -, est quelque chose que je désapprouve formellement. À la limite, cette décision est presque en contradiction avec la loi 101, puisque les enfants anglophones – pas la minorité anglophone québécoise – vont être plongés dans le bain de l’anglais tout seul. Je préconise pour le Québec, comme pour l’Europe occidentale, l’introduction de deux langues vivantes et non d’une seule. Si on n’a le choix que d’une seule langue vivante, l’anglais sera choisi à 99 %. Si l’on propose deux langues vivantes, une autre langue que l’anglais aura donc droit de cité depuis le début de la carrière académique d’un enfant dans l’enseignement primaire. L’introduction d’une autre langue vivante au primaire, en même temps que l’anglais, se conçoit plus facilement en Europe parce que le Vieux Continent est multilingue et que le français, l’allemand, l’espagnol et l’italien, pour ne citer que ces quatre langues, sont présents. Au Québec, le contexte américain s’y prête moins facilement puisqu’il n’y a pas de pays limitrophe ayant une autre langue. Néanmoins, il y a le Mexique, qui est au sud. Par ailleurs, l’espagnol, qui n’est pas encore devenu aux États-Unis un sérieux concurrent pour l’anglais, comme certains l’espéraient, a quand même fait des progrès très importants dans plusieurs États américains: Floride, Californie, Texas. Les Québécois auraient tout intérêt à enseigner l’anglais et l’espagnol comme langues vivantes aux élèves du primaire."
D’après vous, les Européens sont en train de "capituler" face à l’implacable mondialisation culturelle anglo-américaine?
"Tout à fait. Le grand économiste américain John Kenneth Galbraith, décédé récemment, disait que la mondialisation n’est pas un concept sérieux, mais simplement un "joujou" que les Américains ont inventé de toutes pièces pour pouvoir accroître leur influence dans les zones mondiales où ils veulent être omniprésents. Je partage entièrement ce point de vue. Aujourd’hui, les Européens sont dans une situation absolument absurde. Fascinés par l’américanisation tous azimuts du monde, ils rêvent de construire l’Europe selon des modèles américains quasiment mimétiques. C’est idiot et désespérant!"
Le français n’a-t-il pas perdu la bataille dans le domaine de l’enseignement et de la recherche scientifiques?
"Il n’y a pas de véritable bataille à mener parce que les scientifiques ont toujours eu besoin, ou considéré qu’ils avaient besoin, d’une langue scientifique. Pendant longtemps, ça a été le latin. À la fin du 19e siècle, ce fut l’allemand. Ensuite, pendant quelque temps, ce fut le français, mais de façon discontinue. Le latin était une bonne solution parce que c’était une langue qui n’était pas marquée par la prédominance d’une nation. L’anglais est une très mauvaise solution parce qu’il est en même temps la langue de pays puissants, les États-Unis, la Grande-Bretagne, l’Australie, le Canada anglophone, la Nouvelle-Zélande… Aujourd’hui, un chercheur francophone qui publie un article dans une revue anglo-américaine devra évidemment le rédiger en anglais. C’est tout à fait normal. Ce qui me choque, c’est quelque chose de bien plus grave et insidieux: que les revues françaises et francophones se mettent aussi à publier des articles en anglais. Ça, c’est inadmissible!"
Les négociations ardues sur l’"exception culturelle" sont-elles cruciales pour les pays francophones?
"Oui. À chaque nouveau round de négociations culturelles, le représentant américain revient à la charge avec opiniâtreté et ténacité, pour ne pas dire avec acharnement, parce que les États-Unis souhaitent que les films, les chansons et tous les autres produits culturels américains cessent d’être contingentés pour pouvoir s’introduire plus aisément en France et dans les autres pays européens. En ce qui a trait à la France, c’est le seul domaine dans lequel le relâchement par rapport à l’engagement francophone, qui est tellement lamentable, n’est pas encore confirmé. Si les négociateurs américains reviennent à la charge régulièrement avec l’intention d’emporter le morceau et, finalement, d’obtenir qu’il n’y ait aucun contingentement pour les films, c’est pour une raison très simple, généralement ignorée: la production de films hollywoodiens et l’industrie culturelle américaine sont les premiers postes d’exportation des États-Unis. Ces deux créneaux très lucratifs sont bien plus importants que l’industrie atomique, l’industrie de l’armement, l’industrie du vêtement, l’informatique… américaines. Si les négociateurs français et européens cèdent un pouce dans ce combat crucial, la situation sera encore plus désastreuse dans un futur très proche.
Aujourd’hui, dans les grandes salles de cinéma français, un tiers des films à l’affiche sont français, les deux autres tiers sont des films étrangers, essentiellement américains. En Allemagne et en Italie, la proportion de films nationaux à l’affiche est encore plus dramatique: seulement 10 % de films locaux. Quand on pense aux chefs-d’oeuvre qui ont été produits après la guerre par les cinémas italien et allemand, on ne peut qu’être profondément affligés. Ce combat pied à pied contre un négociateur américain particulièrement acharné devra être mené sans le moindre relâchement. Le Québec doit aussi jouer un rôle de premier plan dans ce combat capital. Sans la diversité, non seulement le monde risquerait de ne plus connaître qu’un seul et même modèle de culture, mais, en outre et par voie de conséquence, il serait exposé à la pire des issues: mourir d’ennui!"
Combat pour le français. Au nom de la diversité des langues et des cultures de Claude Hagège, Éditions Odile Jacob, 2006, 247 p.