La crise du cinéma québécois : Moi y en a vouloir des sous
Société

La crise du cinéma québécois : Moi y en a vouloir des sous

Le cinéma québécois vit une crise de croissance. Le débat qui fait rage divise les producteurs, les réalisateurs et les comédiens. Retour sur une industrie en mal de sous.

Dans la pénombre de la vénérable Taverne Jos Dion du quartier Saint-Sauveur à Québec, un chef-opérateur actionnait samedi les premiers tours de manivelle de La Belle Empoisonneuse. Le film de Richard Jutras raconte l’histoire d’un humoriste (Robert Lepage) dont le spectacle est annulé. Hasard ou coïncidence, le projet qui a été refusé quatre fois plutôt qu’une par Téléfilm Canada voit le jour grâce à la générosité… de ses 45 artisans, qui ont tous accepté une diminution importante de leur cachet.

On le sait, le financement du cinéma au Québec est en crise. Une crise d’adolescence, pourrait-on dire. "On traverse une crise de croissance. Il y a maintenant des attentes; on veut des Grande Séduction et des Invasions barbares. Le succès entraîne l’arrivée de plein de gens qui ne se seraient pas intéressés à la production: des acteurs, des humoristes [dont Guy A. Lepage] et Fabienne Larouche. On a aussi encouragé une relève. Il y a plus de monde, plus de déçus", explique le critique cinéma Michel Coulombe. D’ailleurs, l’Observatoire de la culture et des communications fait remarquer qu’en 2002 et 2003, "le nombre de premières oeuvres de nouveaux cinéastes a atteint son niveau le plus élevé".

Rien de nouveau, pourraient dire les plus attentifs des observateurs. Là-dessus, il faut leur donner raison car la société d’État fait l’objet de critiques récurrentes depuis ses premiers balbutiements. Dans la foulée du succès international du Déclin de l’empire américain, elle connaissait sa première crise majeure. En 1987, en effet, elle se rend compte qu’elle aurait promis à des producteurs 50 millions $ de plus qu’elle ne possède dans ses coffres. Déjà, le milieu du cinéma l’accuse de mauvaise gestion, de favoritisme et de manquer de crédibilité.

Au tournant de 2003, 25 cinéastes lancent une première salve contre le système actuel axé sur le box-office. Les Michel Brault, Léa Pool et Denis Villeneuve estiment que les enveloppes à la performance participent d’une logique commerciale, qui met en péril le cinéma d’auteur et la diversité du cinéma national. Pour des raisons fort différentes, des producteurs (Denise Robert, Roger Frappier, Nicole Robert, Richard Goudreau, Lorraine Richard, Claude Veillet), surnommés "le groupe des six", critiquent à leur tour Téléfilm parce que celui-ci leur devrait 2 millions $ en prime à la performance.

Alors comment expliquer que le cinéma québécois ait frappé un mur? Les budgets de production ont explosé, augmentant de 163 % en six ans, alors que celui de Téléfilm stagnait au même niveau au cours de la même période. Résultat des courses: il y a moins de films qui sont financés. De 20 en 2003-2004, seulement 11, cette année, ont reçu les subsides de Téléfilm.

Michel Coulombe divise le débat qui fait rage entre les tenants de trois positions. Il y aurait d’abord ceux qui, comme le groupe des 43 cinéastes, font une critique radicale du système; ensuite, Fabienne Larouche qui remet en question le volet sélectif; et enfin ceux qui cautionnent les enveloppes à la performance. Du dernier camp feraient partie les 39 producteurs, cinéastes et comédiens qui ont écrit une lettre ouverte demandant plus de fonds des gouvernements. "Leurs porte-parole sont Roger Frappier et Pierre Even [Cirrus Productions]. Avec Christian Larouche [Christal Films], signataire de la lettre, ce sont ceux-là mêmes qui profitent des enveloppes à la performance", souligne Michel Coulombe. D’après les chiffres de Téléfilm, Max Films a obtenu plus de 2,2 millions $ en prime à la performance cette année.

Et de pointer Fabienne Larouche et Denise Robert qui, selon lui, "sont toutes deux millionnaires, mais sont dans le débat les plus véhémentes. Il y a là un péché de gourmandise".

Fondateur de Micro_scope [Congorama de Philippe Falardeau], le producteur Luc Déry a cosigné la lettre et considère que le système des enveloppes, même imparfait, fonctionne. "Je crois que les producteurs établis qui, d’année en année, ont des succès commerciaux devraient être affranchis de l’analyse par le jury, et ce, afin d’alléger le processus d’attribution", plaide-t-il.

Le vice-président principal d’Alliance Atlantis Vivafilm, Patrick Roy, ajoute que les fameuses enveloppes n’ont pas eu d’impact négatif, bien au contraire. "Elles ont produit des films de qualité et, dans bien des cas, du cinéma d’auteur, qui ont connu des succès populaires", dit-il. Fait à noter, Motion Picture, une filiale du distributeur, a encaissé 2,5 millions $ en prime à la performance.

Mario Saint-Laurent, producteur à la défunte boîte de Robert Lepage, affirme pour sa part qu’il y a un réel problème de gestion à la société d’État. "Le travail d’un bon gestionnaire est de prévoir. Dès mars dernier, Téléfilm savait qu’il ne restait que 4 millions $. Il n’a interpellé ni l’industrie ni la ministre sur la crise qui s’annonçait. Voilà une démonstration éloquente de sa mauvaise gestion, lance avec colère le producteur. Téléfilm Canada a créé un programme voué au développement, à la production et à la mise en marché de longs métrages documentaires. Or, il a financé la postproduction du film de Paul Arcand [à hauteur de 50 000 $] alors que celui-ci était déjà en salle", ajoute-t-il. En effet, Les Voleurs d’enfance a pris l’affiche le 7 octobre 2005 et Téléfilm a annoncé le 31 octobre qu’il accordait une subvention à sept documentaires de langue française, dont celui de Paul Arcand.

Pierre Curzi pointe quant à lui les distributeurs et les producteurs. "Ils sont en première ligne pour récupérer leur mise. Les distributeurs sont de facto les véritables décideurs lorsqu’il s’agit de choisir quels films seront produits, et ce sont aussi les seuls véritables bénéficiaires des recettes au box-office, clame le président de l’Union des artistes. En somme, la production privée n’accepte pas le risque associé au secteur privé, qui est d’emprunter de l’argent."

En mai, Téléfilm Canada a formé un comité afin de trouver des solutions. Tous les représentants du milieu siègent au comité qui devrait remettre son rapport en septembre. D’ici là, Pierre Curzi, qui a une voix à la table de discussion, pense qu’une piste de solution réside dans le réinvestissement. "J’ai de difficulté à entendre que le fédéral doit en mettre plus. Globalement, il y a de l’argent, mais une part de cet argent n’est pas réinvestie", estime-t-il.

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SAGA
1er mars 2006: Téléfilm Canada annonce qu’il finance 7 productions en français sur 35 projets déposés au volet sélectif. La crise actuelle point à l’horizon.
15 juin: Téléfilm sélectionne seulement 5 films sur 32 projets. Manquant d’argent pour financer un plus grand nombre de films en français, la société d’État lance un cri d’alarme au gouvernement fédéral.
21 juin: 15 représentants du cinéma québécois se rendent à Ottawa pour demander 20 millions $ supplémentaires à la ministre du Patrimoine canadien, Bev Oda.
7 juillet: 43 cinéastes écrivent une lettre, publiée dans les journaux, remettant en question l’orientation du financement public. Ils dénoncent la concentration des fonds de Téléfilm entre les mains de quelques producteurs.
7 juillet: Robert Lepage annonce qu’il ferme sa boîte de production après deux refus de Téléfilm d’investir dans La Trilogie des dragons. Il accuse au passage la "montréalisation" de la culture au Québec.
Fabienne Larouche s’en prend avec virulence aux fonctionnaires de Téléfilm qui, selon l’auteure, pèchent par défaut de transparence et d’imputabilité dans leurs décisions.
Bev Oda annonce qu’elle n’a pas un sou de plus à accorder parce que "le nouveau gouvernement a des règles des plus strictes au plan des dépenses".
12 juillet: 39 cinéastes, producteurs et comédiens réclament, dans une lettre ouverte, la création d’un fonds d’urgence de 20 millions $ afin de permettre le tournage cet été de projets rejetés par Téléfilm.
13 juillet: Charles Binamé fait savoir qu’il part au Canada anglais tourner deux projets. Il devait réaliser la production de Fabienne Larouche, qui n’a pas obtenu la subvention attendue de Téléfilm Canada.

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ENVELOPPE À LA PERFORMANCE 101
Patrimoine canadien lance en 2000 sa politique du long métrage intitulée Du scénario à l’écran. Celle-ci a pour objectif principal de conquérir 5 % des parts du marché national d’ici à 2006. Pour y arriver, le ministère, dirigé à l’époque par Sheila Copps, crée le Fonds du long métrage du Canada. Doté d’un budget de 100 millions $, soit le double des ressources allouées jusqu’alors aux longs métrages, le fonds est réparti à raison d’un tiers allant aux projets de langue française et de deux tiers distribués aux projets en anglais. Dorénavant, Téléfilm Canada veut des grosses productions et une distribution élargie.
Autre nouveauté, les sommes seront divisées à parts égales en deux enveloppes, l’une liée à la performance et l’autre basée sur une approche sélective. Le volet fondé sur la performance récompense les producteurs et distributeurs qui présentent à leur actif les meilleures recettes au guichet. Ceux-ci peuvent utiliser leur enveloppe comme bon leur semble. Capitalisant sur le succès des Invasions barbares, entre autres, Denise Robert (Cinémaginaire) a préféré affecter ses 2,7 millions $ à la production de Roméo et Juliette PQ, qui a été refusé à l’aide sélective, plutôt qu’à L’Âge des ténèbres (Denys Arcand).
Pour l’exercice 2006-2007, 14 maisons de production se sont partagé 11,5 millions $, tandis que quatre boîtes de distribution ont touché collectivement près de 6 millions $.
Quant au volet sélectif, il compare et subventionne les projets reçus d’après certains critères, au premier chef celui du potentiel de recettes.