Après toutes ces années, vous avez un peu l’impression de tout savoir sur le(s) conflit(s) au Proche-Orient.
Sinon, si les détails de l’infatigable conflagration finissent par s’évanouir, le temps d’une détente, et qu’ils sont remplacés par d’autres guerres, plus nouvelles, plus fraîches, ou par des catastrophes naturelles d’ordre tsunamiesque, suffit que le conflit là-bas se réactualise, à son tour, pour qu’on vous repasse la cassette à laquelle on ajoute les derniers développements.
C’est ce qui se passe en ce moment.
Ainsi, depuis quelques semaines, une pile de journaux, la consultation de quelques bons webzines et une écoute distraite de CNN suffisent à vous remettre dedans, à une vitesse étourdissante. Les Américains appellent ça un crash course. Une leçon collision, rentre-dedans.
Si vous aviez oublié, maintenant, vous savez le Hezbollah et ses tentacules communautaires, politiques. Vous savez la Syrie, l’Iran. Vous vous rappelez l’OLP. Vous savez Ehud Olmert, pris dans une impasse idéologique. Vous savez aussi pour une autre impasse, qui s’appelle Hamas. Vous savez les jets israéliens qui fracassent les fenêtres et les vitrines en brisant le mur du son au-dessus des villages palestiniens. Vous savez les quartiers en ruines au Liban. Vous savez bien sûr les soldats israéliens enlevés. Vous savez qu’il est impossible d’avoir une opinion tranchée quand tous les partis en cause se rendent coupables de meurtres, de violences, de destructions. Vous savez les roquettes envoyées au pif sur Haïfa. Vous savez le mur de la honte. Vous savez les prisons. Vous savez la torture. Vous savez le sionisme et l’intifada. Vous savez les extrémismes. Vous savez que le Conseil de sécurité de l’ONU ne vaut pas très cher la livre.
Vous savez la Terre promise, et toute la haine qui paraît sourdre de son sol désertique.
Vous savez que même les colombes israéliennes ne savent plus sur quel pied danser, et que leur recherche d’une solution qui mènera à une paix durable prend des airs de farce dont personne n’a envie de rire.
Vous savez que la seule raison pour laquelle on s’attarde à ce conflit, en ce moment, et avec un telle intensité, c’est entre autres parce qu’il se transporte dans l’un des pays les plus occidentalisés de la région, parce qu’il confirme que la politique de retrait d’Israël qui laisse derrière elle le chaos est un échec, parce que le Hezbollah est une organisation terroriste dans la mire de Washington, parce que la riposte à l’enlèvement des soldats est, pour employer un euphémisme, sacrément musclée, et aussi, parce qu’il y a des intérêts géo-politico-économiques qui frétillent en arrière-plan. Ce qui n’est pas le cas en Somalie, par exemple. Et donc tout le monde s’en fout.
Évidemment, vous savez que vous ne pouvez pas prendre pour du cash tout ce que vous lisez et entendez, ce qui ne vous empêche pas de songer que l’histoire se répète au point de radoter.
Aussi, comme je le disais, après tant d’années de ce radotage, vous avez l’impression de tout savoir.
Pourtant, vous ne savez pas la peur. Vous ne pouvez pas deviner son intensité, sa puissance. Vous ne savez pas l’endoctrinement, et comment cette bête se multiplie comme un couple de souris lubriques dans le fertile terreau de la pauvreté, de l’oppression et de la violence au quotidien. Vous ne savez pas non plus le moment d’angoisse qui vous submerge pour vous avaler tout entier quand, à bord d’un bus à Tel Aviv, ou sur une terrasse à Jérusalem, vous songez à la possible présence d’un martyr bourré de C4 à vos côtés.
Vous ne savez pas les mots que l’on doit dire aux bambins pour qu’ils s’endorment quand la terre tremble.
Vous ne savez pas la tristesse des enfants de la guerre libanais qui, devenus adultes, avaient presque oublié le cauchemar avant qu’on ne les y replonge.
Vous ne savez pas le courage de recommencer à vivre, même à faire la fête, et à aimer, pendant que les restes d’une citerne incendiée brûlent dans la ligne d’horizon, laissant s’échapper une fumée noire et opaque comme le créosote et qui donne l’impression qu’il fait nuit en plein jour à Beyrouth.
Ainsi, vous ne savez pas qu’à travers les décombres réels ou psychologiques, il y a la beauté.
Vous ne savez pas parce que l’absence de terreur, ici, vous a fait oublier cette beauté qui jaillit de ce qui est fêlé, brisé.
Vous ne comprenez pas vraiment quand Leonard Cohen chante: Theres’ a crack in everything, that’s how the light gets in.
Et au fond, vous n’êtes pas tout à fait sûr de vouloir comprendre.
Remarquez, si cela peut vous rassurer, j’en suis à peu près au même point que vous.